– Christophe!… dit-il.

Christophe, troubl?, le regarda.

– Christophe, r?p?ta Braun, – (sa voix tremblait), – sais-tu ce qu’elle a?

Christophe se sentit transperc?; il fut un moment sans r?pondre. Braun le regardait timidement; tr?s vite, il s’excusait:

– Tu la vois souvent, elle a confiance en toi…

Christophe fut sur le point d’embrasser les mains de Braun, de lui demander pardon. Braun vit le visage boulevers? de Christophe; et aussit?t, terrifi?, il ne voulut plus voir; le suppliant du regard, il bredouilla pr?cipitamment, il lui souffla:

– Non, n’est-ce pas? Tu ne sais rien?

Christophe accabl?, dit:

– Non.

? douleur de ne pouvoir s’accuser, s’humilier, puisque ce serait d?chirer le c?ur de celui qu’on a outrag?! Douleur de ne pouvoir dire la v?rit?, quand on lit dans les yeux de celui qui vous la demande, qu’il ne veut pas, il ne veut pas savoir la v?rit?!…

– Bien, bien, merci, je te remercie… fit Braun.

Il restait, les mains accroch?es ? la manche de Christophe, comme s’il voulait lui demander encore quelque chose, n’osant pas, ?vitant ses yeux. Puis, il le l?cha, soupira, et s’en alla.

Christophe ?tait ?cras? par son nouveau mensonge. Il courut chez Anna. Il lui raconta, en b?gayant de trouble, ce qui s’?tait pass?. Anna ?couta d’un air morne, et dit:

– Eh bien, qu’il sache! Qu’importe?

– Comment peux-tu parler ainsi? cria Christophe. ? aucun prix, ? aucun prix, je ne veux qu’il souffre!

Anna s’emporta.

– Et quand il souffrirait! Est-ce que je ne souffre pas, moi? Qu’il souffre aussi!

Ils se dirent des paroles am?res. Il l’accusa de n’aimer qu’elle. Elle lui reprocha de penser plus ? son mari qu’? elle. Mais un moment apr?s, quand il lui dit qu’il ne pouvait plus vivre ainsi, qu’il allait tout avouer ? Braun, ce f?t elle ? son tour qui le traita d’?go?ste, criant qu’elle se souciait peu de la conscience de Christophe, mais que Braun ne devait rien savoir.

Malgr? ses dures paroles, elle pensait ? Braun, autant que Christophe. Sans avoir pour son mari d’affection v?ritable, elle lui ?tait attach?e. Elle avait le respect religieux des liens sociaux et des devoirs qu’ils ?tablissent. Elle ne pensait peut-?tre pas que l’?pouse e?t le devoir d’?tre bonne et d’aimer son mari; mais elle pensait qu’elle ?tait oblig?e de remplir scrupuleusement les charges du m?nage et de rester fid?le. Il lui semblait ignoble d’avoir manqu? ? cette obligation.

Et mieux que Christophe, elle savait que Braun apprendrait tout bient?t. Elle avait quelque m?rite ? le cacher ? Christophe, soit qu’elle ne voul?t pas ajouter son trouble, soit plut?t par fiert?.

*

Si ferm?e que f?t la maison de Braun, si secr?te que rest?t la trag?die bourgeoise qui s’y jouait, quelque chose en avait transpir?, au dehors.

Dans cette ville, nul ne peut se flatter de cacher sa vie. C’est ?trange, dans les rues, personne ne vous regarde; les portes des maisons et les volets sont clos. Mais il y a des miroirs accroch?s au coin des fen?tres; et l’on entend, quand on passe, le bruit sec des persiennes qui s’entr’ouvrent et se referment. Personne ne se soucie de vous; il semble qu’on vous ignore; mais vous vous apercevez qu’aucune de vos paroles, aucun de vos gestes n’ont ?t? perdus: on sait ce que vous avez fait, ce que vous avez dit, ce que vous avez vu, ce que vous avez mang?; on sait m?me, on se flatte de savoir ce que vous avez pens?. Une surveillance occulte, universelle, vous enveloppe. Domestiques, fournisseurs, parents, amis, indiff?rents, passants inconnus, tous collaborent, d’un consentement tacite, ? cet espionnage instinctif dont les ?l?ments dispers?s se centralisent, on ne sait comment. On n’observe pas seulement vos actes, on scrute votre c?ur. Dans cette ville, nul n’a le droit de r?server le secret de sa conscience; et chacun a le droit de se pencher sur elle, de fouiller dans vos pens?es intimes, et, si elles choquent l’opinion, de vous en demander compte. L’invisible despotisme de l’?me collective p?se sur l’individu; il est, toute sa vie, un enfant en tutelle; rien de lui n’est ? lui: il appartient ? la ville.

Il avait suffi qu’Anna, deux dimanches de suite, s’abst?nt de para?tre ? l’?glise, pour ?veiller les soup?ons, En temps ordinaire, nul ne semblait remarquer sa pr?sence au culte; elle vivait ? l’?cart, et la ville, e?t-on dit, oubliait qu’elle exist?t. – Le soir du premier dimanche o? elle n’?tait pas venue, son absence ?tait partout connue, consign?e dans le souvenir. Le dimanche suivant, aucun des pieux regards qui suivaient les paroles saintes dans le Livre, ou sur les l?vres du pasteur, ne parut distrait de sa grave attention; aucun n’avait omis de constater ? l’entr?e, de v?rifier ? la sortie que la place d’Anna ?tait demeur?e vide. Le lendemain, Anna commen?ait ? recevoir la visite de personnes qu’elle n’avait point vu depuis plusieurs mois; elles venaient, sous des pr?textes vari?s, les unes craignant qu’elle ne f?t malade, les autres prenant un int?r?t nouveau ? ses affaires, ? son mari, ? sa maison; quelques-unes se montraient singuli?rement bien inform?es de ce qui se passait chez elle; aucune ne fit allusion – (par une maladroite adresse) – ? son abstention de deux dimanches au culte. Anna se dit souffrante, parla de ses occupations. Les visiteuses l’?coutaient attentives, approuvaient: Anna savait qu’elles n’en croyaient pas un mot. Leur regard se promenait autour d’elles, dans la chambre, fouillait, notait, enregistrait. Elles ne se d?partaient pas de leur bonhomie froide, au d?bit bruyant et affect?; mais on voyait dans leurs yeux la curiosit? indiscr?te qui les d?vorait. Deux ou trois demand?rent, avec une indiff?rence exag?r?e, des nouvelles de M. Krafft.

Quelques jours apr?s, – (c’?tait pendant l’absence de Christophe), – le pasteur vint lui-m?me. Bel homme, et bonhomme, de sant? florissante, affable, avec la tranquillit? imperturbable que donne la conscience d’avoir ? soi la v?rit?, toute la v?rit?. Il s’enquit avec sollicitude de la sant? de sa cliente, ?couta poli et distrait les excuses qu’elle lui donna, et qu’il ne demandait pas, accepta une tasse de th?, plaisanta agr?ablement, ? propos de la boisson, ?mit l’opinion que le vin dont mention est faite dans la Bible n’?tait pas une boisson alcoolis?e, fit quelques citations, raconta une anecdote, et, au moment de partir, e?t une allusion obscure au danger des mauvaises compagnies, ? certaines promenades, ? l’esprit d’impi?t?, ? l’impuret? de la danse, aux sales convoitises. Il paraissait s’adresser au si?cle en g?n?ral, non ? Anna. Il se tut un moment, toussa, se leva, chargea Anna de ses compliments c?r?monieux pour monsieur Braun, fit une plaisanterie en latin, salua et sortit. – Anna resta glac?e par l’allusion. ?tait-ce une allusion? Comment aurait-il pu savoir la promenade de Christophe et d’Anna? Ils n’avaient rencontr? l?-bas personne qui les conn?t. Mais tout ne se sait-il pas, dans cette ville? Le musicien aux traits caract?ristiques et la jeune femme en noir qui dansaient ? l’auberge s’?taient fait remarquer; leur signalement avait ?t? donn?; et comme tout se r?p?te, le bruit en ?tait venu en ville, o? la malveillance ?veill?e n’avait pas manqu? de reconna?tre Anna. Sans doute ce n’?tait encore l? qu’un soup?on, mais singuli?rement attirant; et s’y ajoutaient les renseignements fournis par la domestique d’Anna. La curiosit? publique ?tait maintenant aux aguets, attendant qu’ils se compromissent, les ?piant par mille yeux invisibles. La ville silencieuse et sournoise les traquait, comme un chat ? l’aff?t.

Malgr? le danger, Anna n’e?t peut-?tre pas c?d?; peut-?tre le sentiment de cette l?che hostilit? l’e?t-elle pouss?e ? la provoquer rageusement, si elle n’avait port? en elle l’esprit pharisa?que de cette soci?t? qui lui ?tait ennemi. L’?ducation avait asservi sa nature. Elle avait beau juger la tyrannie et la niaiserie de l’opinion: elle la respectait; elle souscrivait ? ses arr?ts, m?me quand ils la frappaient; s’ils avaient ?t? en opposition avec sa conscience, elle e?t donn? tort ? sa conscience. Elle m?prisait la ville; et le m?pris de la ville lui e?t ?t? impossible ? supporter.

Or, le moment venait o? l’occasion allait s’offrir ? la m?disance publique de s’?pancher. Le carnaval ?tait proche.

Le carnaval dans cette ville, avait gard? jusqu’au temps o? se d?roule cette histoire – (il a chang?, depuis) – un caract?re de licence et d’?pret? archa?que. Fid?le ? ses origines, o? il ?tait une d?tente au d?vergondage de l’esprit humain asservi, volontairement ou non, au joug de la raison, nulle part il n’e?t plus d’audace qu’aux ?poques et dans les pays o? pesaient lourdement les m?urs et les lois gardiennes de la raison. Aussi, la ville d’Anna devait-elle rester une de ses terres d’?lection. Plus le rigorisme moral y paralysait les gestes, y b?illonnait les voix, plus durant quelques jours les gestes ?taient hardis et les voix affranchies. Tout ce qui s’amassait dans les bas-fonds de l’?me: jalousies, haines secr?tes, curiosit? impudique, instincts de malveillance inh?rents ? la b?te sociale, crevaient d’un coup avec le fracas et la joie d’une revanche. Chacun avait le droit de descendre dans la rue et, masqu? prudemment, de clouer au pilori, en pleine place publique, celui qu’il d?testait, d’?taler aux passants tout ce que lui avait appris un an d’efforts patients, tout son tr?sor de secrets scandaleux, goutte ? goutte amass?s. Tel en faisait la parade sur des chars. Tel promenait des lanternes transparentes o? s’affichait en inscriptions et en images l’histoire secr?te de la ville. Tel osait m?me se faire le masque de son ennemi, si facilement reconnaissable que les polissons du ruisseau le d?signaient de son nom. Des journaux de m?disances paraissaient pendant ces trois jours. Des gens de la soci?t? se m?laient sournoisement ? ce jeu de Pasquino . Nul contr?le exerc?, sauf pour les allusions politiques, – cette ?pre libert? ayant ?t? la cause, ? diverses reprises, de contestations entre le gouvernement de la ville et les repr?sentants des ?tats ?trangers; Mais rien ne prot?geait les citoyens contre les citoyens; et cette appr?hension de l’outrage public, constamment suspendue, ne devait pas peu contribuer ? maintenir dans les m?urs l’apparence impeccable dont la ville s’honorait.