— Pas de psych, bon Dieu !

— Désolé, mais c’est plus fort que moi. Et je remercie le Ciel de n’avoir à me préoccuper que d’un seul homme-né. Un de plus, et il faudrait m’expédier chez les dingues. De foutus hommes-nés, eux aussi. Ils ne cessent de s’attirer des ennuis. Tu avais raison, pour Yanni. Il se comporte de façon acceptable, avec les azis. C’est sur ses semblables qu’il crache son fiel, tout ce qu’il a emmagasiné au fond de son être. Le tout est de savoir s’il ne m’a pas menti. Détends-toi et écoute-moi. Il n’ignore rien de tes difficultés à travailler en temps réel. J’ai fait remarquer que tes talents seraient gaspillés dans le cadre du projet Rubin et que s’il voulait que tu sois motivé il avait intérêt à te permettre d’effectuer des recherches personnelles à tes moments perdus. Ils te doivent bien ça. Je ne crois pas m’être montré trop exigeant.

Justin sursauta. Les écoutes, pensa-t-il. Et il essaya de se rappeler la teneur exacte de leurs propos. Il adressa un signe de prudence à son ami, qui hocha la tête.

— Je regrette.

Et, alors qu’il eût aimé aller se dissimuler dans un recoin obscur, Grant avait une assurance et une dignité qui lui faisaient cruellement défaut.

— Grant, jec je me contente de réagir quand les événements se produisent. Pensée-flux. Tu dois comprendre.

— Non, je ne comprends pas. Je m’interroge. Le nombre de niveaux où tes réactions se produisent est sidérant. Le nombre de choses contradictoires que tu peux admettre simultanément est quant à lui inconcevable. Tout cela me dépasse. Même si je consacrais des journées entières à étudier ton psych, je passerais à côté des nuances.

— C’est pourtant très simple. Je suis mort de peur. Je croyais savoir quelle place occupait chaque chose et voilà que tu fais une démarche à laquelle je ne m’attendais pas. Toutes les valeurs viennent d’être inversées. Les hommes-nés sont logiques.

— Seigneur, que la vie serait morne sans eux ! Je me demande à présent dans quel camp se trouvait Yanni. C’est suffisant pour me donner des frissons.

— Était-il calme ?

— Très.

— Alors, tu as eu droit à son grand numéro.

— Nous devons apprendre à ne pas vous exciter. C’est une chose qu’ils devraient inclure dans nos bandes-globales. « Au-delà d’un certain seuil de tension nerveuse les hommes-nés passent sur des ensembles de programmation différents. Ils deviennent tous schizo et leurs alter ego leur inspirent de la haine. » C’est la clé de votre conduite.

— Tu n’es pas loin de la vérité.

— Bordel ! Il y a désormais des années que j’ai droit à une éducation endocrinienne. Je m’avoue surpris. Je n’y suis pas allé par quatre chemins. Opinions doubles et triples, le grand jeu. Je dois dire que je préfère mon psychset de base. Mon psychset nature, merci. Lui, au moins, il ménage mon estomac. À propos d’estomac, on sort déjeuner ?

Il regarda son ami : Grant avec ses protections à nouveau dressées, son petit sourire moqueur qui défiait le destin, l’univers et l’administration de Reseune. Pendant un instant, il fut à la fois soulagé et terrifié.

Il lui semblait que tout ce qu’il avait perdu cessait de s’éloigner, hésitait, envisageait de lui revenir.

— Bien sûr, bien sûr.

Il prit Grant par le bras et le guida vers la porte.

— Si tu as pu obtenir quelque chose de Yanni Schwartz, tu devrais envisager de te reconvertir. Il est probable que tous les membres de sa section feront appel à tes services.

— Hon-hon. Non. J’ai un emploi stable, merci.

Les passants les regardaient. Il lâcha son ami, conscient que la moitié des résidents de ce niveau avaient dû l’entendre crier. Ils cherchaient à découvrir quel avait été l’impact destructeur d’un tel comportement sur Grant.

Ils faisaient déjà l’objet d’une multitude de rumeurs, pour une foule de raisons, et il venait d’en faire naître une nouvelle.

Qui ne tarderait guère à parvenir jusqu’aux oreilles de Yanni.

8

Il y avait toujours des nouveautés. Nelly l’emmena au magasin de la galerie nord et elles revinrent avec les bras chargés de paquets. C’était amusant. Ari fit aussi des achats pour l’azie, qui en fut tellement heureuse que la fillette se sentit transportée de joie en la voyant si jolie et si fière dans son nouvel ensemble.

Mais Nelly n’était pas maman. Ari aimait bien rester dans ses bras, mais Nelly n’était que Nelly, rien d’autre. Une nuit, elle se sentit toute « vide » quand l’azie lui manifesta ainsi son attachement. Elle ne dit rien, parce que Nelly lui racontait une histoire, mais ensuite elle ne put plus supporter ces manifestations de tendresse ; parce qu’elle n’était pas sa maman. Elle se dégageait et allait s’asseoir sur le sol, pour écouter la suite, et Nelly n’en semblait pas froissée pour autant.

Quant à Seely, c’était personne. Il lui arrivait de le taquiner, mais il ne riait jamais. Cela l’exaspérait et elle faisait comme s’il n’existait pas, sauf quand elle voulait une boisson ou un biscuit. Il lui en donnait bien plus que maman ne l’eût accepté, alors elle était bien sage et n’en redemandait pas. Elle mangeait même des légumes et évitait les sucreries. Maman lui avait dit que les confiseries n’étaient pas bonnes pour sa santé. Et elle se répétait tous ces conseils, parce que les oublier aurait été un peu comme oublier maman. Elle se servait donc de ces maudits légumes, quitte à avoir une boule dans la gorge quand c’étaient ceux qui avaient un goût affreux et qui baignaient dans ce machin crémeux. Beurk. Ça lui donnait envie de rendre. Mais elle en mangeait pour maman, ce qui la rendait à la fois si triste et si en colère qu’elle en avait les larmes aux yeux.

Pour pleurer, elle aillait se réfugier dans sa chambre et fermait la porte. Avant d’en ressortir, elle prenait soin de se laver la figure. Elle ne voulait pas qu’on puisse la prendre pour une pleurnicharde.

Elle désirait jouer, mais pas avec Sam. Il la connaissait trop bien. Et il savait, pour sa maman. Elle lui eût tapé dessus, s’il l’avait regardée en tournant vers elle son visage dont les traits ne traduisaient jamais la moindre émotion.

Et quand Nelly lui demandait si elle voulait retourner à la garderie, elle n’acceptait que si Sam n’y était pas.

— J’ignore qui est allé là-bas, aujourd’hui, répondait Nelly.

— Alors, je préfère rester toute seule. On va faire un saut au gym. D’accord ?

Et l’azie l’emmenait. Au passage, elle donnait à manger aux poissons et jouait dans le bac à sable. Mais tracer des routes n’était pas amusant, sans Sam pour faire rouler des camions dessus, et Nelly ne savait pas construire des châteaux de sable. Alors elle se contentait de nourrir les habitants de la mare, de se promener, et de courir sur le terrain de jeu et dans le gym.

Elle consacrait de plus en plus de temps aux bandétudes, en compagnie d’enfants bien plus grands qu’elle. Elle apprenait des choses. Le soir, quand elle s’allongeait dans son lit, sa tête était si pleine qu’il n’y restait presque plus de place pour maman et Ollie.

Oncle Denys avait eu raison. C’était un peu plus facile chaque jour. Et cela la terrifiait, car moins elle en souffrait, plus il lui était difficile d’entretenir sa colère. Alors elle mordait sa lèvre au point d’en avoir mal, pour que rien ne pût changer.

Il y eut une fête des enfants. Elle y vit Amy, qui courut se réfugier derrière sera Peterson et se comporta comme un vrai bébé. Elle se rappelait pourquoi elle avait frappé cette peste. Les autres gosses se contentaient de la fixer et sera Peterson leur ordonna de jouer avec elle.

Cela ne leur fit pas plaisir, ça se voyait. Il y avait Kate, Tommy, un garçon qui s’appelait Pat, et Amy, qui pleurnichait et reniflait toujours dans son coin. Sam était là, lui aussi. Il sortit du groupe pour lui dire :

— Bonjour, Ari.

Il semblait être le seul à se sentir heureux de la voir. Elle lui répondit :