Et c’était aussi une sorte d’ultimatum, une faveur qu’il regretterait s’il avait le front de la refuser. Il devait toujours tenir compte de telles considérations, même lorsqu’on lui faisait une gentillesse.

6

À son réveil, Ari découvrit qu’elle n’était pas seule dans son lit. Elle se souvint avoir ouvert les yeux pendant la nuit en sentant quelqu’un se glisser près d’elle et la prendre dans ses bras pour lui murmurer d’une voix familière :

— Je suis ici, jeune sera. Nelly est revenue.

Mais si l’azie était toujours là au matin, maman se trouvait loin et cette chambre n’était pas la sienne. Ari vivait désormais chez oncle Denys et elle voulait hurler, pleurer ou s’enfuir, courir jusqu’à un lieu où nul ne la retrouverait.

Elle resta malgré tout allongée, sans bouger, parce qu’elle savait qu’elle ne reverrait pas sa maman et qu’oncle Denys avait raison : elle se sentait moins angoissée que la veille. Des pensées de petit déjeuner venaient s’insérer entre les accès de chagrin et de désir que maman fût près d’elle à la place de Nelly.

C’était une consolation, que d’avoir encore Nelly. Elle toucha le visage de l’azie, qui s’éveilla, l’étreignit et caressa ses cheveux en disant :

— Je suis là, Nelly est là.

Avant d’éclater en sanglots.

Ari la serra contre elle. Et elle se sentit flouée parce qu’elle voulait pleurer mais que cela eût bouleversé l’azie. Et elle se montra raisonnable, comme disait maman. Elle ordonna à Nelly de se ressaisir.

L’azie cessa de renifler et de pleurnicher, puis se leva et s’habilla. Ensuite, elle donna un bain à Ari, lui lava les cheveux et lui mit un pantalon bleu tout propre ainsi qu’un pull-over. Et elle la peigna, si longtemps que des crépitements s’élevèrent de sa chevelure.

— Vous devez aller prendre votre petit déjeuner avec ser Nye, déclara-t-elle.

La nourriture était bonne et copieuse, à la table d’oncle Denys. On y servait la plupart des denrées comestibles imaginables. Ari recouvra son appétit. Oncle Denys se resservit de chaque plat et lui annonça qu’elle pourrait rester toute la journée dans l’appartement, avec Nelly puis Seely lorsque l’azie irait à l’hôpital.

— Oui, ser.

Tout était parfait. Rien ne l’était. Après les événements de la veille, peu lui importait qui lui tiendrait compagnie. Elle voulait savoir où était maman, et où elle irait. Mais elle ne le demanda pas parce qu’elle était un peu moins triste et très lasse.

Elle savait en outre que même si oncle Denys acceptait de lui répondre la situation resterait inchangée. Elle ne connaissait que Reseune.

Elle écoutait Nelly qui lui lisait des histoires. Par instants, elle pleurait sans trop savoir pourquoi. À d’autres moments, elle sommeillait. Elle s’éveilla et Nelly lui annonça que Seely allait la remplacer.

L’azi lui servit à boire, aussi souvent qu’elle le demanda. Il lui mit la vid et se plia à ses moindres désirs.

Elle déclara qu’elle voulait aller donner à manger aux poissons. Ils le firent. Une fois de retour il lui prépara une autre boisson. Elle regretta que maman ne fût pas là pour lui rappeler que c’était mauvais pour la santé. Elle décida d’en rester là, demanda du papier et s’assit pour dessiner.

Ce qu’elle fit jusqu’au retour d’oncle Denys. Pendant le dîner, il lui parla de son emploi du temps du lendemain et précisa qu’il lui achèterait tout ce qu’elle désirerait.

Et elle souhaitait avoir beaucoup de choses, dont un vaisseau spatial avec des lumières partout et une nouvelle veste. Si oncle Denys voulait lui faire plein de cadeaux, elle se chargerait de décider lesquels. Elle pensait à des jouets hors de prix que maman eût catégoriquement refusé de lui offrir.

Mais de telles choses ne pouvaient suffire à la rendre heureuse. Quand ils allaient dans les magasins elle prenait les paquets et réclamait d’autres cadeaux, pour bien faire comprendre que c’était importantc mais insuffisant pour lui permettre d’oublier.

7

Grant attendait, en proie à l’angoisse. Il n’avait pas pris de rendez-vous et devait l’ouverture de la porte à la serviabilité de Marge, la secrétaire de Yanni Schwartz qui subissait à présent des reproches dans la pièce voisine. Si Grant ne pouvait suivre l’altercation, il se doutait qu’elle se rapportait aux importuns en général et à Justin Warrick en particulier.

Et pendant un court instant il faillit se lever et s’esquiver, parce qu’il prenait conscience que son initiative pourrait attirer des ennuis à Justin. Il craignait en outre que Yanni pût l’ébranler au point de le pousser à révéler des choses qu’il devait passer sous silence. Grant n’aimait pas avoir affaire aux hommes-nés tels que lui : emportés, obstinés et menaçants dans leurs moindres gestes. Yanni lui rappelait les individus qui l’avaient conduit dans la casemate des collines de Grand Bleu, et Giraud lorsqu’il avait procédé à son interrogatoire. Pour pouvoir rester assis sans céder à la panique, il dut vider son esprit et empêcher ses pensées de revenir s’y glisser. Puis la secrétaire fut de retour :

— Il accepte de te recevoir.

Il se leva et s’inclina devant elle.

— Merci, Marge.

Il gagna l’autre pièce, s’avança et déclara :

— Ser, je souhaiterais vous parler de mon CIT.

Avec les façons d’un azi. Justin lui avait affirmé que cet homme ménageait ses patients. Il calqua son attitude sur celle de ces derniers et attendit sans rien ajouter.

— Je ne donne pas de consultations, répondit Yanni.

Après avoir constaté que son interlocuteur n’était pas disposé à lui faire de faveurs, Grant renonça à jouer à l’annie docile. Il tira vers lui le siège disponible et s’assit.

— Je dois vous parler, ser. Justin accepte tout le travail que vous lui remettez et c’est à mes yeux une erreur.

— Tiens donc ?

— Il n’est pas dans vos intentions de lui confier autre chose que de simples ébauches, n’est-ce pas ? Où cela va-t-il le mener, alors qu’il a déjà vingt ans d’expérience professionnelle ? Nulle part. Il n’aura rien de plus qu’à ses débuts.

— Il s’exerce, et il en a besoin. Tu devrais le savoir. Tu souhaites que nous discutions de ton partenaire ? Tu connais ses problèmes. Il serait superflu de te les énumérer.

— Quels sont-ils, d’après vous ?

Yanni avait été jusqu’alors détendu, ou presque. Sa mâchoire se serra et son menton s’avança. Toute son attitude devint agressive, lorsqu’il se pencha sur son bureau.

— Ne serait-il pas préférable que ton CIT vienne me voir ? J’aimerais savoir si c’est lui qui t’envoie, ou si tu as pris seul cette initiative.

— C’est mon idée, ser.

Il réagissait, bon sang. Ses paumes devenaient moites. Il lui fallait ramener ce CIT à de meilleurs sentiments.

— Vous m’inspirez de la crainte et j’avoue que la perspective de passer vous voir ne suscitait pas mon enthousiasme, mais je savais que Justin refuserait de s’adresser à vous, ou tout au moins de vous parler en toute franchise.

— Pour quelle raison ?

Cet homme ne devait jamais être détendu.

— Parce que, serc

Il inspira et tenta d’oublier ce qui se passait dans ses entrailles.

— c vous êtes le seul à pouvoir lui apprendre des choses. Vous êtes pour lui l’équivalent d’un super. Il est contraint de vous accorder sa confiance, et vous en abusez. Assister en simple témoin à ce que vous lui faites m’est très pénible.

— Nous ne parlons pas du psych d’un azi, Grant. Tu ignores de quoi il retourne et tu t’aventures en terrain dangereuxc Je me réfère à ton propre esprit. Ne t’identifie pas à ton CIT. Tu as une intelligence suffisante pour pouvoir en assimiler les raisons. Dans le cas contrairec

— Vous pouvez me conseiller de prendre une bande, ser. Mais je vous demande de me prêter attention. Écoutez ce que j’ai à vous dire ! Je ne vous connais pas en tant qu’homme, mais j’ai pu constater les résultats de vos actions. Il est possible que vous vouliez aider Justin et j’admets que cela lui a été utile dans une certaine mesure, mais il ne peut continuer de travailler autant.