— J’ai devant moi l’homme qui est pour Justin l’équivalent d’un superviseur, le supérieur auquel il s’est adressé lorsqu’il a eu besoin d’aidec et j’apprends que cet homme a décidé de détruire toutes ses espérances pour des considérations d’ordre financier. Comment qualifieriez-vous un tel individu, ser ?

— Sois maudit.

— Oui, ser. Maudissez-moi autant que vous le voulez. C’est le sort de Justin qui m’inquiète. Il a placé son avenir entre vos mains, et il est rare qu’il accorde sa confiance. Allez-vous le maudire lui aussi parce que vous estimez que sa tentative est vouée à l’échec ?

Yanni mordilla sa lèvre.

— Tu es un azi d’Ari, il me semble ?

— Vous le savez, ser.

— Bon sang, elle s’est vraiment surpassée. Tu me rappelles cette femme.

— Oui, ser.

Il trouvait cela pénible à entendre, et sans doute était-ce l’effet recherché.

Mais Yanni soupira et secoua la tête.

— Entendu. Je le mettrai sur le projet. J’allégerai ses horaires. Ce qui signifie que tu devras faire une partie de son travail, bordel !

— Oui, ser.

— Et s’il me présente ses foutues recherches, je les étudierai. Je lui apprendrai ce que je sais. Tout ce que je peux lui enseigner. A-t-il résolu les problèmes que lui posent les bandes ?

— Il n’en a jamais, ser.

— Quand tu partages sa chambre, à en croire Petros.

— C’est exact, ser. Pourriez-vous lui en faire le reproche ?

— Non, non. Certainement pasc Je vais t’avouer une chose, Grant. Je suis impressionné par ce que tu viens de faire. À vrai dire, j’aimerais qu’il y ait une douzaine d’azis tels que toi. Maisc tu n’es pas un article de série.

— Non, ser. Tout comme Ari et Jordan, Justin a participé à l’élaboration de mon psychset. Mais si vous souhaitez l’analyser, c’est avec plaisir que je vous faciliterai la tâche.

— D’une stabilité à toute épreuve. Parfait, C’est excellent.

Il quitta son siège et contourna le bureau pour venir vers l’azi qui se leva à son tour, déconcerté. Yanni le prit par l’épaule, avant de lui serrer la main.

— Grant, je compte sur toi pour passer me voir s’il te semble dépassé.

Il en fut ému. Il ne se serait pas attendu à une telle proposition d’un homme qui lui avait inspiré tant de méfiance.

— Oui, ser.

Il lui eût sans hésitation ouvert son esprit, si cela lui avait permis de trouver des informations impossibles à obtenir à la bibliothèque ou dans les labos.

— Dehors, lui dit Yanni. Va.

Comme s’il était lui aussi un azi, avec simplicité, d’égal à égal. Alors qu’il était toujours sous le choc du départ de Strassen et des bouleversements qui se produisaient dans tout Reseune. Il n’aurait pu y avoir un plus mauvais moment pour s’adresser à lui.

Grant sortit. Il ne s’était encore jamais senti à ce point à son aise en compagnie d’un CIT, Justin et Jordan exceptés.

Mais il éprouvait une angoisse rétrospective à la pensée que sa démarche aurait pu priver son ami de la tolérance dont les membres de la Maisonnée faisaient preuve à son égard ; quand sa situation était si délicate et qu’il régnait dans son esprit un équilibre précaire. Depuis qu’il avait décidé de s’adresser à Yanni, il se demandait si Justin le lui pardonneraitc et s’il méritait de se voir accorder son pardon.

Il ne lui restait plus qu’à aller l’informer de son initiative.

— Tu as fait quoi ?

Ce cri s’élevait de ses entrailles, et il encaissa un second choc car Grant réagissait comme s’il venait de le frapper.

Il en avait le souffle coupé. Il eût été mal placé pour adresser des reproches à Grant. Il connaissait suffisamment les azis pour savoir que si son ami avait pris une telle initiative c’était parce que sa propre conduite le contraignait à assumer un rôle de protecteur. Il n’avait pas su interpréter les signes avant-coureurs, la pire des erreurs que pouvait commettre un superviseur d’Alpha, après lui avoir fait partager ses soucis – Dieu lui pardonne – chaque fois qu’il avait eu besoin d’un peu de réconfort.

Et si son ami venait de se comporter en azi, il en portait l’entière responsabilité. Nul autre que lui n’était à blâmer.

Il se pencha pour prendre Grant par l’épaule. Il tentait de se calmer, mais il se sentait saturé d’adrénaline et avait des difficultés à respirer : une réaction naturelle, compte tenu des torts causés à Grant et du danger auquel la démarche de ce dernier l’eût à jamais condamné.

Ce n’était pas la faute de son ami. Cet incident eût d’ailleurs été sans gravité s’il n’avait pas risqué d’attirer l’attention de Giraud sur l’azi. Il lui fallait retourner voir Yanni et tenter de redresser la situation, avec calme. Son émotivité risquait en effet d’achever le travail.

Il eût aimé s’isoler un moment pour réordonner ses pensées, mais il n’osait le faire de crainte que Grant ne pût découvrir à quel point il était bouleversé.

— Yanni est resté très calme, précisa l’azi, craintif. Il ne s’est pas mis en colère. L’entrevue ne s’est pas passée comme tu l’imagines. Il a accepté de réduire ton travail.

— Je suis certain que tu t’en es très bien tiré, et je réussirai à rattraper le coup. Ne t’en fais pas.

— Justin ?

Il découvrait de la souffrance, dans la voix de Grant. C’était sa faute. Tout comme cette crise.

— Yanni va m’étriper, s’il croit que je t’ai chargé d’aller le voir. Il le devrait. Tu ne dois plus t’occuper de moi, Grant. Je me porte très bien. Ne t’inquiète pas.

— Arrête, bordel !

L’azi l’empoigna et le fit pivoter vers lui.

— Et ne joue pas au superviseur avec moi ! J’étais conscient de mes actes.

Justin se contenta de le fixer, sous le choc.

— Je ne suis pas un annie abruti, Justin. Frappe-moi, si ça peut te défouler, mais arrête de me jouer cette comédie ridicule.

De la colère. Non contenue. Il en avait le souffle coupé. Un secours, quand il n’en attendait plus. Il tremblait. Grant lui lâcha le bras et caressa sa joue.

— Seigneur, Justin, à quoi penses-tu ?

— Que je t’ai imposé trop de contraintes.

— Non. C’est à toi qu’on a imposé trop de choses. Je l’ai dit à Yanni. Je ne suis pas un robot, j’ai conscience des conséquences possibles de mes actes. Qu’as-tu fait, pendant toutes ces dernières années ? J’ai travaillé avec toi. M’assimilerais-tu à un de ces cas psych dont tu dois rafistoler les bandes ? Qu’est-ce que je suis, pour toi ?

Un azi était la réponse évidente. Son ami le mettait au défi de le dire à haute voix. Il sentit une onde glacée se répandre à l’intérieur de son être.

— Un annie abruti ?

— Arrête !

— Alors ?

— Peut-êtrec

Il prit une inspiration et se détourna.

— C’est peut-être de l’orgueil. Il est possible qu’on m’ait appris à croire que tu étais le plus vulnérable. Et voilà que je deviens une véritable épave, et que je dois m’appuyer sur toi. Comment veux-tu que je n’éprouve pas un sentiment de culpabilité ?

— Ce sont des pressions différentes. Celle que je subis ne peut venir que de toi. L’ignorerais-tu, homme-né ?

— Il ne fait aucun doute que c’est moi qui t’ai poussé à aller voir Yanni.

— Donne-moi une chance, l’ami. Je ne suis pas un robot. Ce que je ressens peut avoir une origine artificielle, mais c’est sacrément réel. Si tu veux m’engueuler, ne t’en prive surtout pas. Mais ne me débite pas ce boniment de superviseur.

— Il faudrait pour cela que tu ne te comportes pas comme un foutu azi !

Il ne pouvait croire qu’il venait de tenir ces propos. Il restait figé, paralysé par le choc. Grant également, de l’autre côté du mur de silence.

— N’en suis-je pas un ? Mais cela ne m’inspire aucun sentiment de culpabilité. Et à toi ?

— Je suis désolé.

— Non, continue. Traite-moi de foutu azi autant que tu le souhaites. Je préfère entendre ça plutôt que de voir la rage te ronger. Soit tu travailles jusqu’au moment où l’épuisement te terrasse, soit tu te morfonds. Te confier l’étude d’un psychset aberrant supplémentaire te ferait perdre les pédales. Alors insulte-moi, si ça te soulage. Je suis heureux de constater que tu as encore des réflexes d’autodéfense. Il serait presque temps que tu t’en serves.