Elle ne le voulait pas. Elle ignorait qui faisait Disparaître les gens mais elle savait que ce n’était pas maman. Et même si oncle Denys lui offrait des montagnes de cadeaux, elle refuserait de croire ce qu’il lui disait.

Maman et Ollie avaient su qu’ils auraient des ennuis. Ils étaient terrifiés et tentaient de le lui dissimuler. Peut-être espéraient-ils pouvoir tout arranger. Ari l’avait perçu, sans savoir l’interpréter.

Tous les Disparus se retrouvaient peut-être au même endroit. Comme les morts. Les gens avaient des problèmes et ils partaient ailleurs, une chose face à laquelle même maman avait été impuissante.

Et si maman n’avait pu l’empêcher, elle ne le pourrait pas non plus. Elle devrait les harceler, jusqu’au moment où il ne resterait plus personne. Peut-être était-ce sa faute. Elle le suspectait depuis longtemps. Mais lorsqu’ils n’auraient plus de gens à faire Disparaître elle finirait par découvrir ce qui se passait.

Et elle pourrait peut-être aller les rejoindre.

Elle ne se sentait pas très bien. Elle ne percevait plus ni ses mains ni ses pieds, et elle avait des brûlures d’estomac.

Des problèmes. Seely la prit dans ses bras et la pièce tournoya et se métamorphosa en vestibule, puis en chambre. Seely l’allongea avec douceur sur un lit et lui retira ses chaussures, avant de remonter la couverture.

Poo-Poo était près d’elle, sur le couvre-lit. Elle tendit la main et le toucha. Elle ne se rappelait plus quand on lui avait donné Poo-Poo. Elle le possédait depuis toujours. Il était le seul à être revenu après avoir Disparu. À présent, il ne lui restait plus que lui.

5

— Pauvre gosse, marmonna Justin qui leur resservait du vin. Pauvre gosse. Merde, ils auraient tout de même pu l’autoriser à aller à l’aéroport, non ?

Grant secoua la tête et but, avant de faire un geste pour lui rappeler que la sécurité les écoutait peut-être.

Justin se frotta les yeux. Il ne risquait pas de l’oublier, même s’il lui arrivait de ne plus y accorder d’importance.

— Ce n’est pas mon problème, déclara l’azi. Ni le tien.

— Je sais.

À l’intention d’éventuels auditeurs. Ils ne pouvaient savoir s’ils étaient espionnés. Ils avaient cherché des moyens de déjouer cette surveillance, et même envisagé de créer un langage sans mots apparentés, sans règles de grammaire fixesc un jargon mémorisé à l’aide de bandes. Mais l’utiliser eût éveillé les soupçons et ils employaient toujours la méthode la plus simple : l’ardoise. Il se pencha pour la prendre et griffonna : Il m’arrive de vouloir fuir à Novgorod et travailler dans une usine. Nous concevons des bandes destinées à créer des êtres normaux. Nous leur apportons de la confiance en eux et en leur prochain, nous leur permettons de s’aimer les uns les autres. Mais tous les concepteurs ont sombré dans la folie.

Grant écrivit : Je crois en mes créateurs et mon superviseur. C’est mon réconfort et mon soutien.

— Tu es malade.

L’azi se mit à rire, puis recouvra son sérieux. Il se pencha vers son ami et posa la main sur son genou. Ils étaient tous deux assis en tailleur sur le divan.

— J’ai conscience de ne pas appréhender les concepts de bien et de mal. Un azi ne doit pas employer de tels motsc pas dans leur sens cosmique. Mais tu es à mes yeux quelqu’un de très bien.

Justin en fut ému. Malgré les années écoulées ces maudits flashes-bandes le tourmentaient encore, tels les élancements d’une très vieille blessure. Son ami jugeait cela secondaire et il s’en sentait réconforté. Il posa sa main sur celle de l’azi et exerça une légère pression, faute d’avoir trouvé un quelconque commentaire.

— Je suis sincère. Ta situation est difficile. Tu t’efforces de faire le bien. Trop, parfois. Je prends du repos. Tu devrais m’imiter.

— Ai-je le choix, quand Yanni me surcharge dec

Grant lui secoua le genou.

— Non. Tu n’as qu’à refuser. Rien ne t’oblige à travailler autant. Tu pourrais consacrer tes loisirs à faire ce que tu désires. Tu sais ce qu’ils veulent obtenir. Ne leur permets pas de te refiler ce travail supplémentaire. Tu peux dire non. Tu n’en as pas besoin.

Un bébé se développait dans une cuve de Lointaine, le double d’un certain Benjamin Rubin isolé dans une enclave aménagée derrière un mur infranchissable, un homme qui effectuait des recherches dans un labo installé à son intention par Reseune.

Dans le but de disposer d’un cobaye sur lequel la Défense reporterait toute son attention. Et lorsque Jane Strassen arriverait à son tour dans cette station, elle deviendrait la mère d’un autre enfant du projet en cours.

Il le savait. Ils lui avaient fourni des enregistrements d’entretiens avec Rubin, en le chargeant de préparer les bandes-structures. Et il avait conscience qu’ils ne les utiliseraient pas sans les soumettre à un contrôle préalable.

Pas celles-ci, tout au moins. Et cela lui procurait du soulagement, après avoir dû assumer l’entière responsabilité de ses travaux pendant un an.

— C’est une preuve de confiance, non ?

Sa voix était rauque, révélatrice de la tension qu’il tentait de dissimuler.

— Ce n’est qu’un poids supplémentaire sur tes épaules, un fardeau dont tu pourrais te passer.

— C’est sans doute une opportunité de réaliser quelque chose de valable. Le projet est très important. Une chance pareille ne s’est pas présentée depuis longtemps. J’espère pouvoir rendre la vie de ce Rubinc meilleure.

Il se pencha pour verser du vin. Grant le prit de vitesse.

— Au moins cet homme a-t-il bénéficié d’un peu de compassion. Sa mère vit à bord de la station, il peut la voir. Il a quelqu’un à qui se raccrocher.

Avec ou sans les gardes qui entouraient un Spécial. Justin savait tout cela. Un intellectuel isolé et désorienté, à l’enfance marquée par une santé précaire et un attachement à sa mère excessif et désespéré, préoccupé par sa maladie et divers problèmes qui l’avaient privé de toutes les passions de l’adolescence, à l’exception de celles propres à ses activités professionnelles. Mais sans rienc rien de ce qui avait fait d’Ari Emory la femme qu’elle était devenue.

Grâce à Dieu.

— Je peux faire quelque chose pour lui. Il me faudra en outre étudier le psych des citoyens, ce qui me sera utile. La méthodologie est différente.

Grant le dévisagea en fronçant les sourcils. Ils étaient autorisés à parler de leur travail, dans l’intimité, et ils n’avaient donc pas à s’inquiéter des écoutes. Mais leur conversation devenait dangereuse et peut-être en avaient-ils déjà trop dit. Il ne savait plus. Il ressentait une profonde lassitude. Étudier, pensa-t-il. Ne plus devoir travailler sur des cas réels. Il ne désirait rien de plus. Grant semblait avoir raison de dire qu’il n’était pas fait pour affronter des situations de crise en temps réel. Le sort des azis concernés lui tenait trop à cœur.

Yanni lui avait crié :

— L’empathie, c’est parfait dans le cas d’un entretien avec le sujet, mais elle ne doit pas entrer en ligne de compte dans la recherche d’une solution ! N’oubliez pas qui vous traitez !

Des reproches fondés. Il n’avait pas les qualités requises pour procéder à des interventions psych cliniques. Parce qu’il ne pouvait analyser la situation avec détachement quand il partageait la souffrance du patient.

À cause de la prise de position de Yanni et de Denys – car il n’aurait pu se voir confier ces nouvelles tâches sans son intervention auprès de Giraud –, Reseune lui avait confié ces recherches pourtant confidentielles, de quoi donner à sa carrière une direction différente, plus proche de celle que suivait son père, et de lui permettre d’acquérir une certaine notoriété en ce domaine. Travailler sur un CIT attirerait sur lui l’attention des militaires, sans toutefois leur offrir un prétexte pour réclamer son transfert. Cela pourrait le réhabiliter et servir les intérêts de Jordan. Cette possibilité n’était pas à exclure.