35 – AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
— Le Conseil, messieurs, debout !
— Armes sur l’épaule…
— Reposez… armes !
Cependant, un par un, pénétrant dans la salle par le fond et venant au bureau du tribunal, constitué par une longue table recouverte d’un simple tapis vert, les juges militaires du 1 erConseil de Guerre s’avançaient solennellement. L’un derrière l’autre, ils s’installèrent à leurs places respectives.
Ces officiers, au nombre de sept, étaient en grand uniforme, sabre au côté, épaulettes aux épaules et plumets réglementaires aux casques ou aux képis.
L’audience s’ouvrait à une heure de l’après-midi. Si elle avait attiré tant de monde, c’est que le Conseil allait juger le cas extraordinaire de Jérôme Fandor.
Le Conseil était présidé par un colonel de dragons au visage distingué, énergique. Ses cheveux blonds en brosse étaient légèrement argentés sur les tempes.
Il avait pour assesseurs deux commandants : l’un appartenant à l’infanterie, l’autre à l’artillerie. Un capitaine d’infanterie de marine comptait également au nombre des juges. Enfin siégeaient encore à ce tribunal deux lieutenants, l’un de hussards, l’autre du génie. Et tout au bout enfin de la table, ayant à peine la place de s’asseoir, et comme s’il avait été admis là en supplément, se remarquait un gros adjudant du train des équipages.
À droite du tribunal avaient pris place, devant un bureau surchargé de volumineux dossiers, les officiers qui allaient remplir le rôle de ministère public : c’étaient le commandant Dumoulin, plus congestionné que jamais, tout à côté duquel se tenait le lieutenant Servin. Près du lieutenant se trouvait un vieillard aux cheveux blancs, officier d’administration d’un grade indéfinissable et qui remplissait les fonctions de greffier.
Les commissaires du gouvernement étaient adossés aux fenêtres qui donnaient sur le vaste jardin, cependant qu’en face d’eux se trouvait le banc des prévenus, gardé par deux soldats, baïonnette au canon. Derrière ce banc était encore la table, représentant la barre, où viendrait s’appuyer le défenseur au moment de la plaidoirie.
Derrière la ligne de fantassins qui coupait en deux la salle, se trouvaient des banquettes étroites et des pupitres plus étroits encore, où les représentants de la presse judiciaire s’étaient entassés tant bien que mal.
Puis après les journalistes, les bousculant sans cesse, s’appuyant jusque sur leurs épaules, s’amassait la foule des curieux.
Sitôt l’intérêt provoqué par l’apparition des membres du Conseil un peu calmé, l’attention de la foule se portait sur le héros de cette sensationnelle aventure, sur l’homme qui avait nécessité un tel déploiement de forces, provoqué une telle affluence et dont les faits et gestes depuis quelques jours préoccupaient tout le monde…
Jérôme Fandor, affectant une attitude modeste et réservée, légèrement tourmentée aussi, paraissait indifférent à l’interrogatoire muet de ces centaines d’yeux qui se braquaient sur lui.
Le journaliste portait l’uniforme du caporal Vinson, encore qu’il eût sollicité de revêtir une tenue civile.
Le commissaire du gouvernement déclarait en effet qu’avant toute chose il importait de démontrer légalement que l’individu qui comparaissait devant le Conseil de Guerre était ou n’était pas le caporal Vinson.
Cela tranché, on aurait à examiner le rôle joué par l’accusé dans les mystérieuses affaires d’assassinats et d’espionnage qui, depuis quelques semaines, bouleversaient la France entière.
Fandor n’avait pas voulu d’un avocat pour présenter sa défense, mais la loi qui lui en imposait un faisait qu’on lui attribuait pour conseil une jeune illustration du barreau, M eDurul-Berton qui, sans avoir à plaider sur le fond, serait évidemment beaucoup mieux placé que le journaliste pour discuter avec les juges militaires les délicates questions de compétence que soulevait cette étrange série de procès.
D’une façon générale, l’assistance était favorable à Fandor. On connaissait le journaliste de réputation, on savait qu’à maintes reprises cet avisé reporter de La Capitaleavait rendu d’immenses services à la société, aux honnêtes gens, en mettant son intelligence et son activité à la disposition des bonnes causes.
Malgré ce que disaient les personnes mal intentionnées : ces journalistes, n’est-ce pas, on peut s’attendre à tout de leur part, Fandor avait un atout sérieux dans son jeu.
Évadé grâce à la complicité d’un personnage inconnu, n’était-il pas revenu se constituer prisonnier, déclarant qu’il ne voulait sortir du Conseil de Guerre que par la grande porte, le front haut, en vertu d’un jugement qui consacrerait son innocence ?
***
— Nous allons procéder à l’appel des témoins, déclara le président.
Le nombre des témoins à entendre était considérable, et l’appel dura dix minutes.
La plupart de ceux-ci étaient des militaires appartenant à la garnison de Verdun ou à celle de Châlons.
Soudain le journaliste tressaillit.
On venait d’appeler Juve, et le policier s’approcha du tribunal, fit constater qu’il était présent puis, conformément à la loi, quitta la salle comme les autres témoins.
Juve n’avait-il pas dit à Fandor, de ce ton énigmatique et solennel qu’il affectait parfois lorsqu’il ne voulait pas faire connaître le fond de sa pensée :
— Il faut, petit, te présenter devant les juges, mais je me trompe fort, ou il se produira au cours de l’audience un incident à l’issue duquel le commissaire du gouvernement devra ravaler son réquisitoire. Et, avait conclu Juve en souriant, j’aime à croire que si alors tu pousses un soupir de satisfaction, le commandant Dumoulin en poussera un autre, car, tel que je le connais, il doit être furieusement embêté à l’idée de prendre la parole devant un auditoire aussi choisi.
— Accusé, levez-vous.
Le président du Conseil venait de s’adresser directement à Fandor.
Il le regardait de ses yeux clairs, un peu pâles, véritables yeux de porcelaine qui ne laissaient deviner aucune pensée, aucun sentiment.
Fandor se dressa et attendit.
Le colonel, qui n’était pas un magistrat de profession, avait sous les yeux un formulaire imprimé, guide indispensable de tout président de Conseil de guerre.
***
Une heure s’était écoulée.
Juve, à la barre des témoins, achevait sa déposition.
Dès le début de l’interrogatoire de Fandor, on s’était rendu compte qu’il était impossible de l’effectuer efficacement sans avoir au préalable identifié la personne qui comparaissait en qualité d’accusé devant les magistrats militaires.
Or, le seul témoin qui pouvait sur ce chef fournir des détails précis à la justice et confirmer ou détruire les déclarations de Fandor, c’était Juve.
On avait donc, à peine l’audience commencée, prié le policier de venir à la barre des témoins déclarer ce qu’il savait.
Oh ! Juve en savait long sur Fandor et, tout en taisant les détails qui lui paraissaient superflus, il avait rapidement fait l’historique de sa carrière aventureuse sans toutefois dire au Conseil que Jérôme Fandor s’appelait Charles Rambert. Enfin, devenant enthousiaste et grandiloquent, le policier avait fait à son auditoire l’éloge le plus chaleureux de son ami. Toutefois, cela ne répondait pas nettement aux précisions de l’enquête, et les révélations de Juve, tenues évidemment pour certaines, ne simplifiaient point le problème, tout au moins en ce qui concernait ces inculpations graves d’espionnage et de trahison, l’accusation plus grave encore d’assassinat, qui pesaient sur l’inculpé.
Et le colonel-président, se laissant aller à montrer son caractère naturel, celui d’un homme primesautier, vif, sincère et catégorique, ne pouvait s’empêcher de s’écrier, alors que Juve achevait ce panégyrique :
— Tout cela est très bien, messieurs, très bien… mais l’affaire se complique de plus en plus, et qui donc viendra la débrouiller ?