— Le patron ? Quel patron ? demanda Bec-de-Gaz. Fantômas a un bureau ici ?

À son tour, Œil-de-Bœuf imposa silence à son ami :

— Ta gueule, grande bête, fit-il, on voit bien que tu ne comprends rien pour demander de pareilles choses, le patron que veut dire le Barbu, c’est le père Thorin.

— Naturellement, dit le Barbu.

Cependant, la Guêpe, triomphant de son mutisme et se décidant à parler, interrogea :

— Fantômas est ici ? L’avez-vous vu ? Est-ce lui qui avait…

Le Barbu haussait les épaules :

— T’en as de bonnes, ma fille, est-ce qu’on sait jamais de quoi qu’il retourne avec Fantômas ? Voilà bien deux heures qu’on ne l’a pas vu. Mais ce qui est sûr et certain c’est qu’il est entré dans cette tôle avec nous et qu’il n’a pas dû encore en sortir.

— Tout ça, grommela Adèle, qui allait et venait dans la pièce, l’arpentant furieusement de long en large, tout ça c’est des trucs à la manque, qui ne me vont pas du tout.

Puis, elle se rapprocha de Bébé, lui passa le bras autour du cou, l’embrassa sur la nuque :

— Dis voir, mon chéri, murmurait-elle, t’as pas le trac ? paraît qu’il y a des flics plein la boutique.

— Laisse donc, l’Adèle, pas la peine de nous faire remarquer.

En disant ces mots, le jeune apache jetait un regard sournois dans la direction de deux valets de chambre, qui, tapis au fond de la pièce, semblaient prêter l’oreille et vouloir écouter plus qu’il n’était correct peut-être la conversation du Barbu et de Bec-de-Gaz, à laquelle se mêlait naturellement Œil-de-Bœuf.

Les deux valets de chambre parurent un instant gênés d’être ainsi dévisagés par Bébé. Ils tournèrent la tête, firent quelques pas, comme pour se dissimuler dans la pénombre à contre-jour. Mais, à ce moment, des rumeurs montaient et l’on percevait au-dessus du sous-sol des voix de gens qui se disputaient, on entendait des pas précipités, des allées et venues.

Bec-de-Gaz qui avait repris son poste d’observation et était monté sur la table afin d’avoir les yeux à la hauteur du soupirail, poussa un juron :

— Ah nom de nom, fit-il, qu’est-ce que tout cela signifie ? Il s’en amène tout le temps. Voilà encore deux flics qui viennent de rentrer dans le jardin.

L’apache redescendit de son observatoire. Ses camarades se groupaient autour de lui.

— Je ne sais pas si je me trompe, grogna Le Barbu, mais j’ai comme une idée que ça va chauffer. Fantômas a dû faire une combine qui ne réussit peut-être pas, et à nous faire descendre ainsi dans cette espèce de cave, il nous met dans une sale position. Moi je donnerai bien dix ronds pour débiner.

Bébé s’approcha :

— Sûr qu’on a été mouchardé. C’est un traquenard. On est vendu, on va être bouclé.

— Qu’est-ce que tu dis ? balbutia Bec-de-Gaz qui jetait autour de lui des regards de plus en plus troublés et négligeait absolument de s’occuper de la prisonnière.

— Je dis, répéta Bébé, qui a des mouches parmi nous.

Et, imperceptiblement, il désignait d’un coup d’œil les deux valets de chambre qui, quelques instants auparavant, écoutaient leur conversation et qui, s’étant glissés le long du mur, paraissaient commander la porte d’entrée faisant communiquer la vaste salle du sous-sol avec l’escalier conduisant au rez-de-chaussée.

Les apaches dévisageaient les suspects que leur désignait Bébé et, soudain, Œil-de-Bœuf murmura :

— Bébé a raison. Je crois bien que je les reconnais. C’est des flics de la préfectance.

Le Barbu aussi les reconnaissait :

— Léon et Michel, ce sont eux, les inspecteurs.

Soudain, les apaches prirent une décision spontanée et, sans même se donner le mot d’ordre, avec des souplesses de félins, ils bondirent vers la porte, décidés à s’enfuir, à sortir de là, à ne pas se laisser prendre et à disputer chèrement leur existence si on leur faisait quelque opposition.

Les membres de la bande des Ténébreux ne s’étaient pas trompés. À peine avaient-ils esquissé ce geste, que les deux valets de chambre suspects à leurs yeux se précipitaient sur eux.

Deux coups de revolver retentirent, suivis de cris, puis on entendit des gémissements sourds, des plaintes. Les chaises et les tabourets volèrent. La grande table fut démolie en un instant. Les barricades se dressèrent et le sous-sol se trouva brusquement transformé en champ de bataille.

Les apaches s’étaient imaginé qu’ils auraient rapidement raison de Léon et Michel. Mais ils avaient compté sans les trois ou quatre domestiques qui se trouvaient également là. Appartenaient-ils aussi à la police ? ou simplement, honnêtes gens, avaient-ils compris que leur conscience leur ordonnait de se mettre du côté de ceux qui avaient à se défendre, plutôt que de celui des gens qui se prétendaient attaqués.

Certes, les Ténébreux remportèrent un premier succès en jetant à bas l’infortuné Michel qui reçut à l’épaule un violent coup de couteau et s’effondra sur le sol, dans une mare de sang. Mais le Barbu, d’autre part, était à demi assommé par un violent coup de poing. Œil-de-Bœuf, surpris, se sentit passer les menottes et, s’il restait libre dans la salle, il était désormais inoffensif. En revanche, dans le camp des assaillis, un homme encore tombait par terre, la figure à moitié démolie par un coup d’escabeau. Bec-de-Gaz, prudemment, était resté en arrière, se contentant de passer des projectiles à ses copains. Soudain, il poussa un cri de rage :

— Ah, nom de Dieu, la garce, la voilà qui se débine. Bébé avait raison. C’est une mouche de la police et elle nous a roulés.

La fleuriste, en effet, avait réussi à se distraire pour ainsi dire de la foule, à y passer inaperçue. Puis, profitant de la première bagarre, elle s’était éclipsée. Certes, elle avait eu un moment d’émotion lorsqu’elle avait frôlé les deux valets de chambre qui n’étaient autres que Léon et Michel, mais ceux-ci favorisaient son évasion, lui sembla-t-il. Il n’en était rien, mais au moment précis où la fleuriste se glissait derrière eux, ils avaient à parer à une autre difficulté, autrement grave, qui surgissait devant eux, c’était la bande des apaches prêts à bondir, désireux de se frayer un chemin par la force, au besoin, pour sortir du sous-sol.

Cependant que la bataille continuait, la fleuriste, dont le cœur battait à rompre, gravit lestement les trente marches du petit escalier tournant qui permettait d’arriver au rez-de-chaussée. Elle se trouva en face d’un étroit couloir, obscur, long et désert. Où conduisait ce couloir ? Elle n’en savait rien, mais peu lui importait. L’essentiel était de fuir. Il n’y avait pas d’autre issue. La Guêpe s’engagea dans le boyau étroit et parvint à une porte qui, précisément, s’ouvrit au moment où elle allait la pousser.

— Jérôme Fandor. Ah, mon Dieu, cria la Guêpe.

Mais la jeune fille n’eut pas le temps de rebrousser chemin. L’homme qui s’était présenté devant elle – et c’était bien le journaliste – l’avait prise par les poignets, l’attirait au milieu de la pièce, la regardait en pleine lumière, les yeux dans les yeux. La jeune fille atterrée, se laissait faire, épouvantée du spectacle qui se déroulait autour d’elle. Et il y avait de quoi, en effet, demeurer terrifiée d’émotion. Ses yeux hagards considéraient le plancher, les murs, le plafond, et partout où son regard s’arrêtait, partout il y avait des éclaboussures rouges, des ruisseaux rouges, du sang. Rien que du sang, du sang toujours.

Quel était ce spectacle horrible et que signifiait cette effroyable aventure ?

La malheureuse crut défaillir tant son émotion était forte, mais elle eut encore une telle surprise que sa nouvelle découverte, au lieu de l’abattre définitivement, surexcita ses nerfs, la ranima, lui donna comme une vigueur nouvelle pour résister aux émotions qu’elle éprouvait.

À côté de Fandor, dans la salle, se trouvaient encore deux hommes. L’un d’eux n’était autre que Juve, le célèbre policier, que la fleuriste, assurément, devait connaître, car ses lèvres tremblantes murmuraient machinalement son nom.