Un petit vieux s’était précipité, bousculant ceux qui lui entravaient le passage. Il criait :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Où est ma femme ?

Il se pencha sur la Bretonne :

— Ce n’est pas elle, criait-il, mais par pitié, dites-moi où elle est ? Ma femme, ma femme ! Mais vous voyez bien que je deviens fou.

On se regardait toujours, les domestiques échangeaient des coups d’œil interrogateurs : qui était ce monsieur ? qui appelait-il ?

Or, le petit vieillard, sans même donner le temps à chacun de comprendre ce qu’il cherchait, partait de la salle, s’élança vers le couloir conduisant au cabinet directorial. Par bonheur, il y rencontra la sous-directrice qui revenait de donner un coup de téléphone pour prévenir le poste :

— Monsieur Thorin, cria l’employée, barrant de ses bras étendus la largeur du corridor, monsieur Thorin, ne passez pas, vous ne pouvez pas aller voir ça. Non, c’est trop horrible !

Alors il se fit un grand mouvement de compassion et l’agent lui-même intervint :

— Restez là, monsieur Thorin, restez là. Ne bougez pas. Ah, votre pauvre femme, monsieur Thorin.

***

Une heure plus tard, le bureau de placement était rentré dans le calme. Aux coups de téléphone affolés de la sous-directrice, le commissaire de police lui-même, accompagné de cinq agents, s’était précipité rue Perronet. Une civière avait emmené vers l’hôpital le plus proche la malheureuse Marie Legall qui paraissait à l’agonie. Tous les domestiques avaient été consignés dans le jardin de l’ancien couvent sur l’ordre du magistrat.

Et dans le bureau directorial, aidé de son secrétaire, le commissaire procédait à des constatations :

— C’est invraisemblable, disait-il, tout est ici recouvert de sang, de fragments de chair, d’os. On croirait, en effet, réellement que le corps de cette malheureuse M me Thorin a éclaté, réellement éclaté. Pourtant, c’est impossible. S’il y avait eu explosion, il y aurait dégâts matériels, les meubles seraient brisés.

— Monsieur le commissaire ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? que me voulez-vous ?

— Il y a deux personnes, dit l’agent, deux messieurs, qui venaient voir M me Thorin et qui, apprenant que vous êtes ici pour un crime, demandent absolument à vous parler.

— Dites que je n’y suis pour personne.

— Ils ont mis leurs cartes sous enveloppe.

— Donnez.

Le magistrat déchira l’enveloppe que le sergent de ville lui tendait, assez surpris que les visiteurs eussent pris soin de mettre ainsi sous pli fermé leurs cartes de visite.

— Eux, murmura le commissaire, ah, véritablement, cela tombe bien. Mais je me demande en même temps ce que cela signifie.

Et comme le gardien de la paix considérait son chef, attendant ses ordres, le commissaire reprit :

— Eh bien, sapristi, qu’est-ce que vous attendez donc là ? faites-les donc entrer, parbleu. Faites-les entrer. Il n’y a jamais de consigne pour eux.

Le gardien de la paix avait déjà fait demi-tour.

25 – JUVE MÈNE L’ENQUÊTE

Juve et Fandor ne laissèrent guère au commissaire le temps de réfléchir. À peine l’agent les avait-il informés qu’ils avaient libre passage, qu’ils se précipitaient tous deux en courant à l’intérieur du bureau de placement.

— Où est le Commissaire ? avait demandé Fandor au planton.

— Dans le bureau directorial. Je vais vous conduire.

Mais c’était là une prétention exagérée. Déjà Fandor avait bousculé le brave gardien de la paix, déjà il entraînait Juve.

— Passons par ici, je connais le chemin. Je suis déjà venu.

Fandor qui était toujours accoutré des vêtements qu’il avait volés la nuit précédente au malheureux Bedeau, car, dans sa hâte d’activer l’enquête, il n’avait pas voulu passer chez lui pour se changer, produisait sur son passage une violente sensation.

En arrivant, Juve et Fandor avaient voulu se renseigner. Mais les explications qu’on leur fournissait étaient si confuses qu’ils n’en purent rien tirer d’intéressant.

— C’est une bombe, affirmait une commère.

— C’est la directrice qui a éclaté, énonçait avec une autorité indiscutable un petit télégraphiste qui, à coups de coude, avait atteint le premier rang des spectateurs.

Plus loin, on parlait d’une femme vitriolée, d’un amant qui avait surpris sa maîtresse en flagrant délit, et des versions contradictoires circulaient :

— Il y a dix morts, disait l’un.

— Quinze, disait un autre.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Que savez-vous ? Comment expliquez-vous la chose ? demanda le Commissaire à Juve dès qu’il l’aperçut.

Devant la mine ahurie de Juve, lui-même s’interrompait :

— Voyons, reprenait enfin le Commissaire, j’imagine bien que si vous arrivez ici, c’est que vous êtes au courant des événements qui s’y passent ?

— Je ne sais rien.

— Vous venez donc ici par hasard ?

— Pas tout à fait, rétorquait Juve, mais presque.

— À la porte, dit le journaliste, on nous a affirmé qu’il y avait dix morts, puis quinze, puis que c’était une bombe. Puis qu’on avait jeté du vitriol. Et en réalité ?

— Du vitriol ? oui, Monsieur Fandor, on a jeté du vitriol. Mais qui ? pourquoi ? Je n’en sais rien, et l’on vous a parlé d’une bombe ? En effet, il y a peut-être eu une bombe, mais ce n’est pas prouvé.

— Ah çà, tâchons de ne pas jouer aux devinettes. Il y a eu quoi ?

— Venez, regardez, dit le commissaire en prenant l’inspecteur par la manche.

Devant Juve, il venait d’ouvrir la porte du cabinet directorial.

— Miséricorde, fit Juve. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est là que la jeune femme a été vitriolée ?

Derrière le policier, se dressa un homme en noir, qui déclara d’une voix sonore :

— Personne n’a été vitriolé, la jeune femme que l’on a amenée tout à l’heure au poste de secours et que j’ai fait conduire à l’hôpital n’a pas été atteinte par de l’acide sulfurique. Les blessures que vous avez vues ont été produites par de l’eau mélangée de poivre, tom simplement et si elle était couverte de sang, c’est assurément qu’elle avait été éclaboussée par le sang de quelqu’un d’autre.

— Mais enfin, docteur, que vous a-t-elle dit ?

— Peu de choses, monsieur le Commissaire : qu’elle parlait avec la directrice de ce bureau de placement, qu’elle était en train de faire vérifier à cette dame ses propres certificats, lorsque subitement, elle avait eu l’impression d’être arrosée avec un liquide qui l’a brûlée, puis, un grand bruit s’est fait entendre et elle a fui en hurlant.

— Elle ne sait rien d’autre ?

— Rien d’autre, monsieur. Toutefois, elle m’a dit que M me Thorin – je crois que c’est ce nom qu’elle a prononcé – a dû être grièvement blessée, c’est pourquoi je suis venu. Où se trouve cette personne ?

— Regardez, docteur, dit le commissaire, et du bras il montrait la pièce éclaboussée de sang et de débris de corps humain.

— M me Thorin était assise à son fauteuil, expliqua-t-il, elle a dû être victime d’un attentat anarchiste.

Or, tandis que le magistrat parlait ainsi, Juve avait pénétré dans la petite pièce tragique. Marchant dans le sang, glissant sur les chairs broyées qui jonchaient le sol, Juve alla jusqu’au bureau. Il saisit l’appareil téléphonique, il obtint la ligne, il demanda la Sûreté :

— Allô, allô. Dites aux deux inspecteurs Léon et Michel de se rendre d’urgence à l’église de Neuilly et de m’y attendre. Allô ? C’est compris ? Bon.

Juve raccrocha, revint à Fandor :

— C’est une histoire inadmissible, murmurait Juve à l’oreille du journaliste. Je ne puis croire ce que mes yeux voient. Nous sommes l’un et l’autre victimes, et tout le monde est victime avec nous, d’une plaisanterie. Fandor, tu vas aller à l’église attendre Léon et Michel, tu leur donneras comme instructions…

— Dites-moi, Monsieur, ne remarquez-vous rien d’anormal au point de vue médico-légal, dans l’aspect de ce cabinet ? Ne trouvez-vous pas, par exemple, qu’il y a beaucoup de sang, beaucoup de débris anatomiques ?