— T’as raison, Œil-de-Bœuf, la voilà.

Or, celle-ci n’était autre que l’infortunée fleuriste condamnée quelques jours auparavant par le Tribunal des Apaches à être exécutée séance tenante et dont le supplice avait été différé sur les ordres de Fantômas, fort heureusement intervenu pour elle en temps voulu.

Aidé des deux amis Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, Fantômas estimant que lui seul, en sa qualité de chef de bande, avait le droit de juger et de punir, avait enlevé la jeune fille et l’avait obligée à monter dans une voiture automobile et conduite dans une retraite où elle allait être mise sous la garde des deux apaches.

Or, ceux-ci n’avaient pas été peu surpris de voir que Fantômas la conduisait à Neuilly, dans une propriété que les uns et les autres connaissaient fort bien, l’agence Thorin.

— M’est avis, avait alors murmuré Bec-de-Gaz à Œil-de-Bœuf, pendant que l’on traversait mystérieusement le grand parc au milieu duquel s’élevait l’ancien couvent, que Fantômas doit avoir des combines avec le père Thorin, patron de cette boutique, et que ce n’est pas sans raison qu’il amène ici la Guêpe.

Le Roi du Crime avait fait descendre la Guêpe dans de vastes sous-sols et l’avait conduite tout à l’extrémité du bâtiment, dans une sorte de petite cellule étroite et sombre.

Fantômas avait alors dit à La Guêpe :

— C’est là que tu vivras, que tu demeureras, jusqu’au jour où il me plaira de t’en faire sortir.

Puis, l’Insaisissable, se tournant vers Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, leur avait déclaré :

— Je vous institue ses gardiens. Vous allez rester dans la pièce qui précède la chambre de la Guêpe et vous l’empêcherez de sortir d’ici quoiqu’il arrive, quoiqu’il advienne. En aucun cas vous ne devez vous absenter, mais vous êtes libres de faire tout ce qu’il vous plaira. Je vous interdis cependant de toucher un seul cheveu de la tête de votre prisonnière.

Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz avaient accepté non sans enthousiasme les ordres du patron. Ils entrevoyaient, étant données les cuisines qu’ils avaient traversées pour parvenir à leurs appartements particuliers, un avenir de ripaille qui leur convenait fort. Et dès le premier jour, ils avaient fait honneur à des repas succulents, à d’excellents vins qui leur faisaient oublier les longueurs de la captivité, car en réalité, ces deux geôliers chargés de surveiller leur prisonnière étaient aussi prisonniers qu’elle. Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz s’en consolaient aisément, passant de longues après-midi à fumer des cigarettes, étendus sur le plancher, ou alors, se livrant à d’interminables parties de cartes. Ils avaient escompté, l’un et l’autre, l’avantage de pouvoir avancer leurs affaires amoureuses avec la Guêpe pendant ce tête-à-tête. Et chacun des deux hommes s’avouait à part soi qu’il aurait favorisé pour un peu l’évasion de la prisonnière, si celle-ci lui avait manifesté un tant soi peu de sympathie.

Mais, outre qu’il leur aurait été difficile de s’en aller sans qu’on le remarquât, il se trouvait que leur situation auprès de la fleuriste ne devait se trouver aucunement modifiée.

La Guêpe observant un mutisme absolu ne sortait de sa cellule que pour aller prendre ses repas, et ceux-ci étaient silencieux, moroses. La Guêpe demeurait perpétuellement la tête basse, le nez planté dans son assiette, sans souffler mot.

Conformément à l’habitude, ce matin-là, la Guêpe était venue se joindre à ses deux gardiens pour prendre son repas. Il était environ onze heures et quart du matin. Soudain, les trois convives s’arrêtèrent brusquement, écoutèrent un bruit étrange suivi de plusieurs autres, également surprenants et mystérieux, qui venaient de l’étage au-dessus, c’est-à-dire du rez-de-chaussée. On aurait dit une détonation sourde, puis des bruits de pas précipités, des clameurs étouffées.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda la Guêpe.

Bec-de-Gaz, profitant de sa haute taille, monta sur la table qui, appuyée le long du mur, constituait pour lui un véritable escabeau lui permettant d’arriver jusqu’à la hauteur du soupirail ouvert au niveau du sol. Bec-de-Gaz s’agrippa aux barreaux de fer. Il y réussit avec peine, mais c’était en vain qu’il regardait ainsi à l’extérieur de la maison. Plus rien. Il redescendit.

— Si qu’on recommencerait à bouffer ? suggéra-t-il.

C’était aussi l’avis d’Œil-de-Bœuf, mais la Guêpe était allée jusqu’à la porte d’entrée de la salle. Elle avait entendu du bruit, des pas précipités, et comme elle s’avançait, elle dut s’arrêter net pour reculer ensuite. La clef avait tourné dans la serrure, sous une violente poussée, la porte s’était ouverte, sept ou huit individus pénétrèrent dans la salle de la prisonnière et de ses gardiens.

Or, si la Guêpe et les deux apaches, rivés à son existence, étaient stupéfaits de cette brusque irruption, parmi les individus qui pénétraient ainsi, il s’en trouvait qui n’étaient pas moins étonnés.

Bec-de-Gaz venait d’apercevoir l’un d’eux, dont le visage terreux paraissait plus sombre encore éclairé qu’il était par un rayon de lumière et il s’écriait :

— Le Barbu. Ah mince alors. Le Barbu, ici et fringué comme un larbin de grande maison.

Le Barbu, en effet, qui avait sacrifié sa moustache et sa barbe, ne conservant que des favoris noirs et épais, était vêtu d’un pantalon de drap sombre, liseré de rouge à la couture, et au lieu de veston, portait un gilet rayé jaune et noir avec des manches de lustrine.

Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz étaient à peine revenus de leur stupéfaction que la Guêpe, à son tour, poussait un cri de terreur et d’inquiétude. Elle venait de reconnaître, parmi les arrivants, son plus redoutable ennemi, l’homme qui l’avait accusée, trahie auprès des Ténébreux : le subtil et féroce Bébé.

Celui-ci était enveloppé des pieds à la tête, dans une sorte de capote grise à deux rangs de boutons et coiffé d’une casquette à visière cerclée de cuivre. Bébé affectait ainsi l’allure d’un mécanicien de taxi-automobile.

Derrière lui venait une femme : Adèle, et la maîtresse de Bébé ne portait pas ce jour-là une de ces toilettes tapageuses et voyantes dont elle avait le secret, mais bien la robe noire, simple et modeste, de femme de chambre. Son déguisement, d’ailleurs, se complétait fort bien par un tablier blanc attaché à la taille.

À ces apaches, ainsi travestis, se mêlaient quelques bonnes figures de domestiques véritables, dont les regards inquiets, stupéfaits, les physionomies abasourdies et honnêtes, faisaient contrastes avec les faces hargneuses et mauvaises des membres de la bande des Ténébreux.

Mais que signifiait tout cela ?

Cependant que Bébé foudroyait du regard la Guêpe qui lui avait échappé par suite de la volonté de Fantômas, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz s’entretenaient à mots couverts et rapides avec le Barbu :

— De quoi qu’y retourne ? avait interrogé l’un d’eux, cependant que le Barbu, haussant les épaules, répliquait à mi-voix :

— On ne sait pas, on était là dans la tôle, convoqués par Fantômas, histoire de se faire passer pour des larbins, tu sais le patron, il a toujours des combines à la manque que l’on ne comprend pas. Voilà t’y pas que tout d’un coup, y a pas cinq minutes, on était en train de blaguer tous ensemble, dans les salles là-haut, lorsqu’on a entendu comme qui dirait une explosion. Un coup de pétard.

— C’est vrai, dit Œil-de-Bœuf, même que j’étais en train de prendre mon quatrième vin blanc, j’ai failli l’avaler de travers, j’en ai toussé pendant près de cinq minutes.

Le Barbu continua :

— Une seconde après ce coup de Trafalgar, voilà-t-y pas qu’une petite bonne s’amène en poussant des hurlements comme si elle avait vingt-cinq diables derrière. Puis, dame. Après, il y a eu le bordel, le grand chambard. On est resté pendant plus d’une demi-heure à ne pas savoir quoi faire, à courir de tous les côtés : personne ne voulait nous laisser entrer dans le bureau du patron, faut croire que c’est là que c’est passé le tabac.