— Mon Dieu, qu’est-ce qu’il a ramassé ? Comment que vous l’avez laissé arranger ?
La bande allait se retirer, lorsque soudain, le Bedeau se ranima. Il remua lentement un bras, puis l’autre, lâchant un cri aigu de douleur, ouvrit les yeux, regarda autour de lui. La première personne qu’il aperçut fut Fleur-de-Rogue, penchée sur lui, épiant ses moindres mouvements.
— Fous le camp, souffla-t-il, d’une voix si basse que l’entourage devait, pour ainsi dire, deviner ses paroles.
— Mon pauvre homme, murmura-t-elle, pleine de tendresse et de douceur.
— Fous le camp, répéta le Bedeau, je ne veux pas te voir. C’est toi qui m’a porté la guigne, je le savais bien, je l’avais toujours dit.
— Fleur-de-Rogue, expliqua-t-il, a toujours porté la guigne à ceux qui se sont mis avec elle : Jean-Marie est mort guillotiné, Ribonard assassiné, j’ai été trop bon, j’ai voulu d’elle, et maintenant j’en ai pour mon compte.
Bec-de-Gaz, pour rassurer son camarade, haussa les épaules, le gourmanda :
— Faut croire que t’as la fièvre, le Bedeau, et c’est des boniments que tu racontes-là. Fleur-de-Rogue est la brave fille qui va te soigner.
— Je n’en veux pas, qu’elle foute le camp tout de suite. Est-ce que je suis, oui ou non, le patron de ma tôle ?
Puis, se retournant vers Fleur-de-Rogue, il insista :
— Cavale, nom de Dieu, débine-toi. Je vois rouge, et avant de crever, je ferais un malheur.
L’infortunée Fleur-de-Rogue s’était lentement reculée jusqu’au fond de la pièce, puis, elle s’écroula sur le sol, sanglotant tout haut.
Les amis du Bedeau se considéraient, perplexes. Ils avaient envie de s’en aller, mais ils se rendaient compte qu’il était lâche d’abandonner ainsi ces deux êtres, aussi malheureux l’un que l’autre. Que pouvaient-ils faire du Bedeau ?
— Puisqu’il ne veut pas de Fleur-de-Rogue, qui c’est alors qui va le soigner ? demanda Mort-Subite.
— Moi, fit une voix nette et claire.
On se retourna brusquement et l’on vit qui venait de parler : c’était la Guêpe, qui venait d’entrer.
— Merci, dit Le Bedeau, et il s’écroula sur l’oreiller.
Les quatre apaches : Œil-de-Bœuf, Bec-de-Gaz, le Barbu et Mort-Subite descendirent. Un homme surgit dans le passage, leur barrant le chemin de ses bras écartés.
C’était Bébé, les yeux injectés, l’air farouche :
— Ah la garce, disait-il, la sacrée garce. Ouvrez donc les esgourdes, les aminches. Heureusement que je la suivais.
— Mais qu’est-ce que t’as ? lui demanda le Barbu.
— Ce que j’ai ? je viens de découvrir des choses que je soupçonnais depuis longtemps. La Guêpe nous a trahis. Elle nous trahit encore. Cette garce est une mouche qui veut notre peau. Mais elle n’a pas encore assez grandi pour nous rouler, et sa peau, c’est nous qui l’aurons, avant qu’elle n’ait vendu la nôtre à ceusses de la préfectance.
— De quoi ? firent en même temps Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, couple d’amoureux de la fleuriste, c’est-y que te v’là devenu piqué tout d’un coup ? Sais-tu Bébé qu’il faudrait pas nous la faire à l’oseille ? Des trucs comme ça, ça ne se jaspine pas sans qu’on ait des preuves dans la main de ce que l’on avance.
— Des preuves ? j’en ai ! Venez plutôt, vous allez voir comment Bébé sait travailler lorsqu’il s’est dit de venger les copains.
L’élan de l’apache était irrésistible. Malgré ses efforts, le Barbu ne put l’empêcher de pénétrer dans le logement du Bedeau. Ivre de fureur, Bébé, s’élançait le couteau ouvert, levé, le bras menaçant.
La porte s’ouvrit sous la violente poussée, mais sur le seuil, l’apache s’arrêta un instant interdit. Il venait de voir, gisant par terre, rouge de sang, terrible, le corps du Bedeau, cependant qu’agenouillée auprès de lui, lui prodiguant ses soins, se trouvait la Guêpe, plus belle que jamais. L’hésitation de Bébé avait inspiré Mort-Subite, qui, brusquement le désarmait, ce qui lui valut l’approbation des camarades. Il ne fallait pas laisser faire Bébé, sans savoir exactement ce dont il accusait la Guêpe, ce qui s’était passé.
Bébé, d’ailleurs, se laissa arracher son couteau sans la moindre résistance. Sa première surprise passée, il réfléchissait, un sourire cruel errait sur ses lèvres. L’apache se disait qu’évidemment il aurait eu tort de faire justice en un instant, que le plaisir de la vengeance devait être savouré, et que le châtiment, pour être terrible, devait être lent. Un silence subit régna. Les apaches regardaient Bébé et celui-ci fixait la Guêpe qui avait baissé les yeux, semblait ne plus s’occuper que de son malade.
Mais Bébé l’apostropha :
— Oh, oh, voilà qui n’est pas mal imaginé. Mademoiselle met des gants et veut faire sa chipie, pas bête le moyen, donner ses soins maintenant à ceux qu’on a voulu faire crever et jouer les sœurs de charité lorsqu’on a été la cafarde.
Ces derniers mots firent tressaillir la jolie fleuriste. Elle restait à genoux auprès du blessé, mais elle releva fièrement la tête. Ses yeux admirables se fixèrent sur Bébé, et d’une voix qui ne trahissait aucune émotion, elle interrogea :
— Que veux-tu dire, Bébé ? Si j’ai bien compris, c’est de moi que tu parles ?
— C’est de toi, parbleu oui, mouche et garce, voilà ce que t’es.
La Guêpe frémit sous l’outrage. Elle rougit d’abord puis devint horriblement pâle.
— Oui, reprirent en chœur les autre, faut t’expliquer, Bébé. Nous autres, on connaît la Guêpe pour une bonne fille, un copain, on peut pas l’accuser ni la condamner sans savoir.
Bébé ne sourcillait pas.
— Je vous ai dit que j’avais des preuves, je vais vous les donner. Mais attendez d’abord que je l’interroge, et si elle n’est pas caponne, elle avouera.
— Vas-y Bébé, cria Mort-Subite, et grouille-toi. On est pressé de savoir. Moi, ça me tortille dans le ventre d’être comme ça dans l’expectence.
Bébé parla enfin :
— C’est-y, oui ou non, la Guêpe ? commença-t-il, que tu as fait connaître aux gens de la police et particulièrement au journaliste Fandor, qu’on allait faire le coup du marchand de cochons ? N’essaie pas de dire le contraire, mes femmes l’ont deviné, l’ont su. J’en ai causé tout à l’heure avec Adèle et Chonchon. Elles y mettraient leur main au feu.
Un murmure désapprobateur accueillit les propos de Bébé :
— Tu te trompes Bébé, répondit la jeune fille, ou bien on t’a trompé, jamais je n’ai vendu personne. J’ignorais même ce que vous deviez faire. Avez-vous donc commis un nouveau crime ?
— Ça, interrompit Le Barbu, péremptoirement, c’est des choses qui ne te regardent pas.
Puis, se tournant vers Bébé, le robuste compagnon du Bedeau ajoutait :
— Qu’est-ce que tu as encore à dire, Bébé ? Faut préciser.
— J’ai à dire, continua l’apache, ceci : il y a quelques jours, on avait, vous vous en souvenez, décidé de faire son affaire au policier Juve. Tout était combiné, on le tenait au restaurant du Crocodiledans lequel précisément je servais comme ventre-blanc. C’est-y pas vrai qu’on avait décidé ça ?
— Oui, reconnurent les apaches, mais l’affaire a raté. On a été mouchardé. Fandor est venu sauver son copain.
— Et pourquoi, c’est-y, je vous le demande, qu’il est venu comme ça, le Fandor, sans que l’on sache ni comment, ni pourquoi ?
— C’est-y, suggéra Mort-Subite avec ironie, que tu vas encore accuser la Guêpe de nous avoir trahis ?
— Je l’accuse, fit Bébé, et je le prouve. Écoutez, lisez vous-mêmes.
L’apache tira de sa poche un petit papier sale et tout chiffonné. Il lut à haute voix les quelques lignes qui avaient été tracées par une main féminine. Elles étaient ainsi conçues :
Vite allez auCrocodile , en face, votre meilleur ami y court un véritable danger.
Des cris de rage s’échappèrent alors de toutes les poitrines :
— C’est pas possible, c’est abominable, on est vendu, mouchardé. Qui c’est-y donc qui a pu rédiger ce papier-là ?
— C’est la Guêpe, dit Bébé.