— Et puis zut, déclara Chonchon, fais ce que tu veux, moi je bouffe. C’est toujours ça de gagné.

Et avec une ardeur nouvelle, Chonchon attaqua sa part de saint-honoré.

***

Dans la cave, Jérôme Fandor ne se pressait pas de prendre dans l’un des casiers la bouteille de fine demandée.

— C’est assommant, se disait Fandor. J’ai beau peser le pour et le contre, comment savoir si ces deux bonnes femmes m’ont reconnu ? Je ne pense pas que Chonchon, qui ne m’a vu qu’à Saint-Calais, en élégant, puisse m’identifier maintenant que j’ai passé larbin, mais Adèle ? Elle me regardait avec un drôle d’air. Décidément, ce gros gaffeur de Célestin est stupide d’attirer l’attention sur moi. Bon, je m’en vais encore faire mon service aujourd’hui, mais je crois que demain je rendrai mon tablier. La place est parfaite, évidemment. Mais puisque je n’arrive pas à découvrir quoi que ce soit d’intéressant en étant ventre-blanc chez ce marchand de cochons, je n’ai aucune raison de m’attarder dans un emploi qui n’a, pour moi, rien de profitable ni d’honorifique.

Et soudain, là-haut, ce fut le tohu-bohu.

En guise de plafond, le réduit ne comportait que le plancher de la salle à manger, plancher rustique, grossier, mince. Jérôme Fandor, très étonné de ce qu’il entendait, écouta mieux, et brusquement il pâlit. Une voix qui n’était celle ni d’Adèle ni de Chonchon ni celle de Célestin Labourette, disait :

— Eh bien mon vieux, le marchand de cochons, j’crois qu’il est proprement saigné.

Puis Fandor entendit :

— Le salaud, il va tout abîmer et flanquer du raisiné partout.

— Couche-le par terre, quoi.

Un bruit pesant ébranla le plafond de la réserve. À la lumière clignotante de son rat de cave, Jérôme Fandor vit une tache se dessiner, s’agrandir, s’élargir avant de commencer à couler goutte à goutte. C’était un liquide rouge, un liquide épais qui tombait du plafond. Du sang.

— Ils l’ont assassiné, pensa Jérôme Fandor, bon Dieu de bon Dieu, on vient de le tuer. L’assassin est entré alors que je descendais. D’ailleurs, si Chonchon, après tout, était fille de joie, Adèle avait été femme de chambre chez Rita d’Anrémont, au moment où Sébastien Marquet-Monnier avait été vitriolé. Elle avait des accointances au bureau Thorin qui avait installé Backefelder volé par Fantômas et où fréquentait lady Beltham. Nul doute, l’affreuse créature avait dû introduire les assassins, ici comme à la Villa Saïd.

Un instant plus tard, Jérôme Fandor se précipitait dans l’escalier, armé de sa bouteille de fine et prêt à frayer son chemin à travers les rangs de l’ennemi. Il allait ouvrir la porte de la cave et se précipiter lorsqu’il s’arrêta net. Dans le vestibule on parlait. La voix d’Adèle, d’abord :

— Écoute, disait la jeune femme, maintenant que le type aux cochons est clamecé, faudrait un peu s’occuper de l’autre. J’en suis sûre j’te dis, je l’ai reconnu sous sa livrée de domestique, c’est Fandor. Vas-y, Bedeau.

Voix du Bedeau :

— On va y aller !

— Surtout, on va rire, se disait Fandor. Si le Bedeau vient ici avec l’intention de me surprendre et de m’assommer dans ce trou noir, hé, hé, nous sommes de vieilles connaissances, le Bedeau et moi.

Peut-être était-ce parce qu’il y avait de la poudre dans l’air, Jérôme Fandor se frottait les mains avec une conviction, une ardeur. Et le journaliste, à pas précautionneux, redescendit l’escalier de la cave. Un bruit de clef dans la serrure, la porte de la cave s’était ouverte, puis refermée.

Le Bedeau descendait.

Alors, Fandor se rencogna tout contre l’escalier, adossé à la muraille. Il avait éteint son rat de cave. Il faisait un noir d’encre.

Le Bedeau descendait toujours.

Bruit du revolver qu’on arme. Le Bedeau devait avoir bu lui aussi. Voilà qu’il prenait, qu’il essayait de prendre la voix et le ton du pauvre Célestin Labourette :

— Alors, tu l’apportes, cette bouteille ?

Fandor ne répondit pas.

Le Bedeau pressa sur le déclic d’une lampe de poche, il regarda autour de lui, vit Fandor, sursauta, tendit le bras et fit feu de son revolver, en hurlant :

— À mort le jésuite, à mort le mouchard.

Fandor s’était laissé tomber et avait agrippé le Bedeau par les jambes :

— Rends-toi.

Mais l’apache n’avait pas lâché son arme. Il fit feu une seconde fois.

— Alors, gare la casse, dit le journaliste, et d’un vigoureux coup de poing, de sa gauche, il étourdit le Bedeau, cependant que sa main droite empoignait par le goulot la bouteille de fine champagne demeurée à sa portée.

Une troisième fois, le Bedeau essayant de se relever, brandit son revolver. Déjà, Fandor, de sa bouteille de fine champagne, avait frappé l’apache au front.

L’homme tomba.

Sans grande compassion, car les minutes pressaient, Jérôme Fandor se pencha sur sa victime :

— Ma foi, je crois qu’il en tient, dit-il.

***

Deux minutes plus tard, c’était le Bedeau qui sortait de la cave tragique. Mais était-ce bien lui ? C’était en tout cas, un homme qui avait revêtu son pantalon, son veston, sa casquette, qui portait autour de son cou, masquant le bas de son visage, son long foulard rouge. Adèle qui montait la garde en haut de l’escalier apostropha l’homme :

— Ça été dur, hein ? tu as tiré trois fois ?

Il eut un grognement inintelligible pour réponse : L’homme gagna la porte de la salle à manger, l’ouvrit et d’une voix que la rage, sans doute, rendait indistincte, il questionna :

— Le Célestin Labourette, qu’est-ce qu’il dit ?

Adèle, faisant toujours le guet, répondit :

— Y’en a pu.

— Tant mieux, et les autres, où ils sont ?

— Ils font leur métier au premier étage.

— Ça va.

L’homme qui portait les vêtements du Bedeau, l’homme qui devait être le Bedeau, était revenu sur ses pas, se dirigeait vers la porte du jardin.

Surprise par sa manœuvre, Adèle interrogea :

— Où vas-tu ?

— Où ça me plait.

Il sortit.

***

Quelques minutes après le départ de l’homme vêtu des vêtements du Bedeau – l’homme ne devait pas être loin, à l’autre bout du jardin, peut-être —, Adèle se prit à tressaillir. Dans la cave quelque chose avait bougé. Fandor n’était donc pas mort ? C’était une maîtresse femme en vérité. Sans appeler, elle descendit quelques degrés de l’escalier de la cave. En plein sur le seuil, dans l’éclairage falot de la petite lampe électrique qui brûlait toujours, la fille aperçut un corps vêtu d’une livrée de domestique, qui se débattait en proie à de terribles convulsions :

— Bon Dieu, murmura Adèle, cet imbécile de Bedeau qui n’a pas tué tout à fait Fandor.

Et elle remonta pour aller chercher les camarades et les prier d’achever le blessé.

***

À peine avait-il franchi la grille du jardin que celui qui avait pris les vêtements du Bedeau rencontrait, longeant la rue déserte, un groupe d’hommes qui se jetèrent sur lui et sans mot dire le ligotèrent. Et comme il faisait très sombre à ce moment, Jérôme Fandor se demanda :

— Sacré nom d’un chien, est-ce que ce sont des agents de police ou les amis des assassins ? Entre quelles mains suis-je tombé ?

Il n’osa résister. Des coups de feu retentissaient dans la villa :

— Qui diable assassinent-ils encore puisque Labourette est mort ? que je ne suis plus là, et que les autres sont des complices ?

22 – EN JUGEMENT

L’aube était blafarde. Dans la rue déserte, on n’entendait que le bruit d’un fiacre cahotant, montant la rue tortueuse. C’était un véhicule antique, un coupé à galerie aux roues cerclées de fer qui sonnaient sur le pavé, chargé à en chavirer d’un côté. Les ressorts ployaient sous le poids. Le cheval, un sac d’os, trébuchait à chaque pas et, insensible aux coups de fouet répétés de l’automédon, tirait péniblement ce triste équipage. À côté du cocher, un apoplectique énorme, enveloppé dans un manteau à triple collet, avait pris place un tout jeune homme, aux allures d’ouvrier sans travail, chaussé d’espadrilles, la casquette rabaissée sur les yeux.