Venez d’urgence me chercher. Je vous attends à la gare de Lyon à midi ; ne prévenez pas Juve.

Fandor laissait tomber sa voix, souriait ineffablement à Juve et reprenait :

— Alors, n’est-ce pas, je ne vous ai pas prévenu. Mais j’abrège : à la gare de Lyon, mon cher Juve, je retrouve Hélène immédiatement.

— Et tu lui as dit, interrompit Juve, furieux : « Vous êtes une misérable, vous avez tiré sur moi, il n’y a pas d’excuses à invoquer. »

— Non, riposta Fandor, je ne lui ai pas dit cela ; je lui ai dit bonjour, je lui ai demandé si elle n’avait pas été blessée, si…

— Tu es un idiot !

— Juve, j’en tombe d’accord avec vous, mais si vous m’interrompez tout le temps…

— C’est vrai ; parle ! Alors ?

— Alors, voilà : Hélène me demande si je suis blessé moi-même, si par hasard elle ne m’a point fait mal.

— Jolie demande ! braillait encore Juve. Une jeune personne vous tire trois coups de revolver et s’inquiète après de votre santé. C’est charmant !

Mais Fandor haussait les épaules :

— Ah ça, bon Dieu, faisait-il un peu nerveux à son tour, voilà un quart d’heure que vous me traitez d’idiot, Juve ! Retirez tout ou je vous prouve en quatre phrases que vous êtes un imbécile.

— Vraiment ?

Et, sur un ton de triomphe, Jérôme Fandor expliquait alors :

— Juve, mon vieux, vous êtes un imbécile, parce qu’Hélène n’a jamais tiré sur moi, parce qu’au moment même où elle faisait feu dans ma direction, j’ai parfaitement compris la vérité.

— Qui était ?

— Qui était que son revolver n’était point chargé à balles. Juve, mon vieux Juve, la situation d’Hélène était tragique. Il lui fallait défendre son père contre vous et moi. Vous reconnaissez que c’était son devoir, cela ?

— Oui, mais…

— Bon ! Pour défendre son père, elle devait tirer, mais, d’autre part, elle ne voulait pas s’exposer à tuer un homme, moi, vous, ou un autre. Vous savez qu’Hélène n’a jamais commis un crime, n’a jamais risqué un acte violent, c’est pourquoi son revolver, le revolver qui ne la quitte jamais, est chargé, mais chargé de cartouches à poudre. Ce sont trois coups à blanc qu’elle a tirés sur moi. Pouvais-je lui en vouloir maintenant ?

Juve faisait piteuse figure à ce moment. Il ne voulait pourtant pas s’avouer vaincu.

— Tu as des preuves de cela ? disait-il.

— Bien entendu, riposta Fandor. Hélène, vous l’avez vu, se servait d’un revolver à extraction automatique ; j’ai ramassé à Ville-d’Avray même, sur le sol, les trois cartouches tirées contre moi. Les voici, Juve. Regardez-les.

Juve inspecta les trois douilles que lui tendait Fandor, ronchonna encore quelque chose, puis continua à questionner son ami :

— Enfin, que t’a dit Hélène à la gare de Lyon ?

Mais, cette fois, Fandor avait complètement cessé de plaisanter. Il se leva, très ému, et vint serrer les mains de Juve :

— Mon vieil ami, disait-il, Hélène me confiait alors quelque chose d’inouï, d’invraisemblable, de fou !

— Quoi donc ? fit Juve, gagné par l’émotion du jeune homme.

— Je ne peux pas vous le dire.

Fandor avait répondu d’un ton tremblant, d’une voix sombre, et Juve comprenait qu’il était inutile d’insister.

Fandor, d’ailleurs, se hâta d’ajouter :

— Juve, Hélène me disait, me confiait un secret inouï, formidable. Elle me disait surtout : « Je vais partir, Fandor, pour le Natal. Il faut que j’aille là-bas. Je n’ai point voulu m’en aller sans vous dire adieu. Vous voilà, je suis contente de vous revoir, ne doutez jamais de moi et attendez. C’est pour notre bonheur que je vais travailler là-bas. »

La voix de Fandor tremblait très fort, cependant qu’il faisait à Juve cet étrange récit. Juve, de son côté, avait un peu pâli.

— Oh, oh, disait-il, est-ce que, par hasard… ?

Mais il se mordit les lèvres.

— Non, rien, je fais des suppositions idiotes. C’est à ce moment, Fandor, que tu es parti pour Bordeaux ?

— Oui, Juve, j’ai accompagné Hélène, je l’ai menée jusqu’au port. Puis, je suis revenu, et sitôt revenu, je suis venu vous voir. Voyons, vous m’en voulez toujours ?

Fandor et Juve, en effet, se voyaient ce matin-là pour la première fois depuis les incidents tragiques de l’assaut de la villa de Ville-d’Avray.

Ainsi que venait de le rapporter le journaliste, les deux hommes, au cours de la nuit d’épouvante, s’étaient séparés. Juve avait couru à la préfecture, mis ses chefs au courant de ce qui venait de se passer, Fandor était rentré chez lui. Juve avait été alors fort surpris de ne plus entendre parler, pendant trois jours, de son inséparable Fandor. Il avait eu lui-même pas mal de besogne, avait dû s’occuper de toutes les formalités relatives à l’enterrement des trois victimes de l’affaire de Ville-d’Avray : l’acteur Dick, la pauvre Sarah Gordon, la malheureuse Lady Beltham, et c’était seulement le troisième jour qui suivait ces événements, alors qu’il se préparait à rechercher sérieusement Fandor disparu, que Fandor avait fait son apparition chez lui, l’informant qu’il rentrait de Bordeaux.

— Mon petit, concluait Juve, tout ce que tu me racontes est invraisemblable et extraordinaire ; c’est de plus, incompréhensible, puisque, tu le reconnais toi-même, tu ne me livres pas toute la vérité. Enfin, je passe là-dessus. Pour toi, Hélène est une sainte, pour moi c’est une criminelle. L’avenir nous départagera.

Juve fit une pause puis ajouta :

— Ce qu’il faudrait savoir, maintenant, c’est ce que nous allons faire. Fantômas, encore une fois, nous a échappé, il est libre, il doit méditer quelque sombre vengeance. Il faut que nous nous arrangions pour le retrouver, et livrer bataille encore une fois.

C’était bien l’avis de Fandor, et sur ce point au moins, le journaliste n’élevait aucune objection.

La lutte allait reprendre à coup sûr, terrible, folle, âpre, acharnée, entre le Génie du Crime et les deux défenseurs du devoir.

Le plan de campagne, toutefois, n’était point facile à établir. Juve lui-même le constatait :

— Ce qu’il y a de désespérant, disait-il, c’est qu’en ce moment, nous n’avons plus aucune piste à suivre. Tous les fils sont rompus. Fantômas est quelque part, occupé à quelque chose, mais où est-il ? Et que médite-t-il ?

Juve baissait la tête, puis ajoutait d’un ton grognon :

— Enfin, il y a autre chose qui m’ennuie. Je sais qu’à la préfecture, les collègues me jalousent quelque peu pour la liberté qu’on me laisse. Havard ne me l’a pas caché. Il me l’a si peu caché même qu’il m’a annoncé, mon pauvre Fandor, que, pour faire taire les médisances, il allait être obligé de me charger de quelques enquêtes n’ayant point trait à Fantômas. Dieu, que cela m’ennuie, et comme j’aurais plaisir à avoir quelques milliers de livres de rentes pour envoyer promener la police officielle et pouvoir me consacrer exclusivement aux recherches que je poursuis depuis si longtemps !

Or, on eût dit que Juve avait parlé avec un véritable instinct de divination. Au moment même où il confessait à Fandor l’ennui qu’il avait d’être obligé de faire son métier de policier, la sonnerie de son téléphone retentit, impérative.

— Allô, cria Juve s’emparant du récepteur, qui me demande ?

Fandor entendit la voix du policier se faire cordiale.

— Ah, c’est vous, monsieur Havard ? Mais parfaitement, je suis à vos ordres.

Juve écouta quelques instants en silence les renseignements qu’on lui transmettait :

— Allô, répondit-il enfin, c’est une affaire urgente, me dites-vous… ? Et assez amusante… ? Bon, très bien, c’est entendu, je serai dans votre cabinet dans vingt minutes au plus tard.

Juve raccrocha le récepteur, puis, l’air navré, s’adressa à Fandor :

— Le diable soit d’Havard, disait-il. On me convoque pour un crime.

— Tiens, où donc ?

— Rue Richer, à ce que j’ai compris.

Fandor s’étonna :

— Dans ma rue ? Oh ça, c’est rigolo, fit le journaliste. Havard ne vous a pas dit le numéro de l’immeuble où a été commis ce crime ? Cette nuit, justement, on a fait un boucan de tous les diables dans ma maison. Je me demandais ce que cela signifiait.