Le procureur jouait machinalement avec un coupe-papier, ne sachant trop quel conseil donner à ce père désespéré :

— Que voulez-vous de moi ? demanda-t-il. Je ne pense pas que vous songiez à poursuivre votre fils, et d’ailleurs, la loi ne le permet point. Le vol d’un père par son enfant ne saurait être objet de poursuite. Tout au plus pourriez-vous si vous le désiriez, faire enfermer votre fils dans une maison de correction. Mais enfin…

— Je sais, monsieur, je sais, interrompit le notaire, et si je suis venu tout à l’heure parler au procureur, c’est à l’ami que je m’adresse désormais. Écoutez, rendez-moi un service. Quoi qu’il m’en coûte, je veux donner à Théodore une leçon, leçon dont il se souvienne. Il faut lui faire peur… voilà ! Théodore, par une dépêche cynique, m’annonce qu’il revient de Paris, par le train qui passe à Vernon à midi treize, aujourd’hui même. Eh bien, je viens vous demander d’envoyer à la gare deux agents pour l’arrêter. On le conduira devant vous, discrètement bien entendu, afin que nul ne le sache en ville, sauf vous et moi, vous lui administrerez un bon savon, vous lui laverez la tête et, lorsqu’il se sera repenti, je lui pardonnerai à mon tour.

Le procureur souriait.

— C’est une affaire entendue, maître Gauvin. Vous avez raison, en effet, et je m’en vais donner immédiatement des ordres.

Le procureur regardait sa montre.

— Il est midi moins dix. Nous avons le temps. Restez à mon cabinet, maître Gauvin, nous y attendrons ensemble l’arrivée du coupable.

***

Lorsque le train venant de Paris entra en gare de Vernon, un jeune homme au visage pâle et défait descendit d’un compartiment de première classe. C’était Théodore.

Le jeune homme, si soigné à son ordinaire, tiré à quatre épingles, l’adolescent qui incarnait l’élégance, à Vernon tout au moins, n’était pas rasé, ses cheveux étaient dépeignés, ses vêtements couverts de poussière, son faux col complètement froissé, sale, et sa cravate desserrée.

Théodore se mêlait à la foule des voyageurs pour gagner la sortie. Machinalement, d’un air égaré, ses yeux se fixaient sur l’employé à casquette galonnée qui recueillait les billets. Il le connaissait de vue ; mais à côté de cet homme, se trouvaient deux personnages que Théodore connaissait de vue également, pour les avoir, à maintes reprises, aperçus dans les endroits les plus divers à Vernon, au café, au théâtre, près des casernes, dans les magasins.

Il s’imaginait que c’était là deux retraités qui vivaient en rentiers ; parfois, il échangeait même avec eux de petits bonjours discrets, à la manière de gens qui, bien que n’ayant jamais été présentés les uns aux autres, se croient obligés à des politesses par ce fait qu’ils se rencontrent fréquemment.

Théodore venait de donner son billet, il s’apprêtait à prendre une voiture pour se faire conduire chez son père.

Le jeune homme était très ennuyé, et son bel enthousiasme de la veille était complètement tombé. Il avait passé par de cruelles déceptions, et, de plus, la lumière s’était faite dans son esprit ; il s’était rendu compte de l’effroyable incorrection de sa conduite et était décidé à tout avouer à son père. C’était dans ce but et pour préparer le malheureux notaire à la scène qui évidemment allait avoir lieu que Théodore lui avait télégraphié :

« J’arrive de Paris par le train de midi treize. »

Au moment où il montait en voiture, Théodore poussa un cri et devint tout pâle. Les deux messieurs qu’il connaissait de vue, les deux hommes aux fortes moustaches, se trouvaient de part et d’autre des portières. Ils les ouvraient simultanément et montaient dans le fiacre où Théodore se trouvait déjà.

Stupéfait, interdit, le jeune homme allait les interroger, il n’en eut pas le temps.

L’un d’eux lui déclarait :

— Vous êtes bien monsieur Théodore Gauvin, n’est-ce pas ?

— Mais… répliqua le jeune homme.

L’autre personnage intervenait et déclarait :

— Nous vous connaissons d’ailleurs, et nous allons vous accompagner.

— Ah ça, balbutia Théodore, devenu livide, qui êtes-vous, messieurs ? Où m’accompagnez-vous ?

Et dès lors, le jeune homme crut sa dernière heure venue, il crut qu’il allait s’évanouir, lorsque l’un de ses interlocuteur eut répliqué :

— Nous sommes agents de la Sûreté, et nous vous emmenons à M. le Procureur de la République, sur sa requête.

***

L’interrogatoire de Théodore se poursuivait dans le cabinet de M. de Larquenais. Le jeune homme était absolument défait, abruti par les événements qui venaient de se produire. Ainsi, il était découvert, arrêté, interrogé comme voleur. Il se trouvait en face, non point de M. de Larquenais, homme aimable et jovial, avec qui il avait souvent plaisanté, déjeuné, fait des parties de chasse et de pêche, mais en face du procureur de la République.

— Monsieur Théodore Gauvin, insistait le magistrat qui affectait un air sévère, poursuivez vos aveux, et dites-nous le but de votre venue à Paris.

— Monsieur, s’écriait Théodore, j’ai reconnu le vol que j’ai commis et je le déplore, ne m’en demandez pas plus. Je vous l’ai dit tout à l’heure et je vous le répète, j’aime une femme, une femme du monde, une femme mariée ; mais je ne puis vous la nommer, sans la compromettre.

— Pourquoi êtes-vous allé à Paris ?

— Pour suivre cette femme.

— Dès lors que s’est-il passé ?

— Je l’ai suivie, et j’ai acquis la triste conviction qu’elle trompait son mari.

M. de Larquenais dissimula un sourire, et il interrogea finement :

— Elle trompait son mari ? Pas avec vous ?

— Hélas non, fit naïvement Théodore, pas avec moi, mais avec un autre. Je l’ai vue entrer chez cet amant, rester chez lui.

— Ensuite ? interrogea le procureur, qu’avez-vous fait ?

— Je vous l’ai déjà dit, monsieur. Fou de douleur et de désespoir, j’ai erré toute la nuit dans Paris, j’ai parcouru la ville jusqu’à l’aube. J’ai dormi quelque part, je ne sais où, sous des ponts. Puis enfin, j’ai repris courage, et je suis revenu. Me voici maintenant déshonoré, perdu, aux mains de la justice.

Théodore avait l’air si troublé, si désolé, que le procureur résolut de lui apporter quelque consolation :

— Heureusement, fit-il, que c’est M. votre père seulement que vous avez volé, et que, dans une certaine mesure, votre faute est atténuée par votre repentir. Cet argent qu’en avez-vous fait ?

D’un geste fébrile, Théodore sortait de sa poche une liasse de billets :

— Voici la somme à peu près complète, déclara-t-il.

Le procureur compta, il restait un peu plus de dix-sept cent cinquante francs.

Le procureur interrogea :

— Pourquoi aviez-vous dérobé cette somme ?

— Ah, monsieur, monsieur, sanglota Théodore, je voulais fuir avec elle… l’enlever… partir à l’étranger et me refaire avec la femme aimée une nouvelle existence.

Le procureur avait de plus en plus envie de rire de l’enthousiasme naïf de cet adolescent.

M. de Larquenais était plutôt sceptique dans l’existence, et comprenait mal la mentalité des gens qui ont ces amours de mousquetaire, peu en harmonie avec les exigences de notre vie moderne.

« Il se croit au siècle dernier, pensait-il. Ces jeunes gens ne doutent de rien. Enlever une femme du monde et aller vivre à l’étranger avec elle, avec dix-huit cents francs pour tout capital, c’est un peu enfantin. Moi j’aurais compris qu’il fasse la noce, enfin ça le regarde. »

M. de Larquenais reprit un air sévère pour observer :

— Cela n’empêche, monsieur, que vous vous êtes rendu coupable d’un vol, et que la loi prévoit des peines pour le voleur. Vous êtes entré dans la voie des aveux, continuez ! Nommez-nous cette femme, pour laquelle vous vouliez faire ces folles dépenses.

Théodore s’était redressé. À l’attitude sévère du procureur, il comprenait qu’il avait fait quelque chose de très grave, même de terrible, et cela avait pour résultat dans son esprit, de lui faire s’imaginer qu’il était désormais autre chose qu’un « gamin », qu’un écolier affolé par un jupon, et qu’il était, au contraire, un héros d’amour de grande envergure.