Juve ne répondit point.

Il avait été jusqu’à la porte de son cabinet de travail. Il appela :

— Jean, mes bottines, mon chapeau, mon veston bleu, allez, grouillez, nom de Dieu !

Un instant plus tard, Juve était prêt et quittait Fandor sur le seuil de sa porte.

— Veux-tu venir dîner avec moi ? demandait-il.

— Oui, acceptait Fandor. Autant vous qu’un autre.

— Alors, viens me prendre à huit heures à la maison, ou plutôt donne-moi un coup de téléphone, car ma foi, puisque je suis chargé d’une enquête, je ne sais trop ce que je vais devenir.

— Entendu !

Fandor s’éloignait. Juve appelait un taxi-auto :

— À la préfecture !

Or, tandis que le taxi-auto dévalait des hauteurs de Montmartre jusqu’au quai des Orfèvres, Juve, naturellement songeait.

« Ah ça, pensait le policier, qu’a donc Fandor en ce moment pour être si joyeux ? L’animal, c’est qu’il n’a rien voulu me dire du tout de ce que lui a confié Hélène. Ce sacré Fandor est respectueux de sa parole d’une façon assommante. Il est aussi chatouilleux là-dessus que moi-même. Bah, j’arriverai bien à lui tirer les vers du nez et à le faire parler sans qu’il s’en doute. »

Juve, en effet, était fort curieux de connaître les confidences qu’avait pu faire la fille de Fantômas au journaliste.

Pourquoi Hélène avait-elle parlé de retourner au Natal ? Était-ce bien au Natal qu’elle allait en réalité ? Que voulait dire enfin cette phrase énigmatique rapportée par Fandor : « Je vais travailler pour notre bonheur » ?

***

À la Préfecture de police Juve trouvait M. Havard fort affairé :

— C’est vous ? disait le chef de la Sûreté. Vous n’avez pas été long à venir. Écoutez, Juve, voici l’aventure : rue Richer, numéro 22, on a découvert ce matin…

— Au 22, dit Juve, mais c’est la maison de Fandor, cela.

Havard, à son tour, sursauta :

— Tiens, c’est vrai, je n’y avais pas songé ! Eh bien, alors, votre enquête sera facilitée d’autant, Juve, que Fandor pourra sans doute vous donner d’utiles renseignements.

— En effet, mais de quoi s’agit-il ?

— D’un crime, et d’un crime bizarre.

M. Havard se renversait dans son fauteuil et fermant à demi les yeux commençait à expliquer :

— Ce matin, la concierge du numéro 22 montait dans l’appartement d’un de ses locataires, un certain Baraban, dont elle est chargée de faire le ménage.

— Très bien. Quel âge, ce Baraban ?

— Je vais vous le dire, laissez-moi parler. Donc, la concierge montait faire le ménage ; elle avait la surprise et l’émotion de trouver l’appartement dans un désordre épouvantable. Du sang partout, des meubles fracturés, des tentures arrachées, des traces de mains sanglantes sur les rideaux, bref, tout le désordre ordinaire qui accompagne un crime.

— Très bien, et le cadavre ?

M. Havard sourit :

— Le cadavre, mon pauvre Juve, n’était pas là. C’est précisément lui que je vous charge de retrouver.

Juve fit la grimace :

— Enquête longue et difficile. Sait-on comment il a été emporté ?

— À peu près, répondit M. Havard. La concierge affirme qu’il y avait, dans l’appartement, une grande malle jaune, livrée au malheureux Baraban la veille même de sa mort. Elle a très certainement servi à emporter le corps.

Juve approuva encore :

— Très bien. Et ce Baraban, qui était-ce ?

— Un célibataire, cinquante-cinq à soixante ans, je crois, possédant quelques rentes, vivant bien, sortant assez souvent, un joyeux drille, enfin.

Juve approuva toujours :

— De mieux en mieux, disait-il. Si le bonhomme sortait beaucoup, on trouvera facilement les indications relatives à l’assassin.

Mais, à ces mots, M. Havard sourit :

— L’assassin ? disait-il. Mais, Juve, je ne vous ai pas chargé de vous occuper de lui !

Et, comme le policier à cette déclaration un peu inattendue paraissait stupéfait, M. Havard reprit :

— Je ne vous ai pas chargé de vous en occuper, pour la bonne raison qu’il est déjà arrêté.

— Fichtre, s’étonna Juve, vous avez été vite en besogne ! Comment cela se fait-il ?

— Je vais vous le dire.

Et M. Havard, en quelques mots succincts, alors, renseigna Juve :

— Naturellement, dit-il, quand la concierge eut pénétré dans l’appartement, quand elle se fut rendu compte de son tragique désordre, elle donna l’alarme. Il se passa ce qui se passe toujours en pareil cas : les voisins accoururent, on s’agita, on s’étonna, puis on courut prévenir le commissariat de police.

— La rue Richer dépend du poste du faubourg Montmartre, interrompit Juve.

— Oui. Le commissaire de police est arrivé sur les lieux, a visité l’appartement, s’est rapidement convaincu qu’il y avait eu, en effet, un crime, que le malheureux Baraban devait avoir été tué la nuit même et qu’enfin, le ou les assassins, après avoir tout pillé chez lui, avaient dû emporter son corps dans la malle jaune dont la concierge indiqua la disparition.

— Parfaitement, et alors ?

— Alors, ayant tout bien constaté, le commissaire de police est revenu à son bureau et, avant de me téléphoner, heureusement inspiré, a songé à interroger un gardien de la paix qui, la nuit même, avait été de planton rue Richer.

— L’agent n’avait rien vu, naturellement ? commença Juve en souriant.

— Pardon, répliqua M. Havard, souriant lui aussi. L’agent a fait une déposition des plus intéressantes. Il a rapporté, en effet, qu’à dix heures et demie, il avait dû éloigner à maintes reprises, et en le menaçant de l’arrêter, un jeune homme d’une vingtaine d’années dont l’attitude louche, étrange, avait attiré son attention.

« Cet individu, disait l’agent, s’était promené pendant près d’une heure devant la maison du crime ayant l’air d’en surveiller la façade, faisant le guet, en un mot. »

— Oh, oh, remarqua Juve, et alors ?

— L’agent a prié ce garçon de circuler mais l’individu s’est regimbé, l’a pris de très haut, a dit qu’il attendait une dame, puis, qu’il habitait là, et, enfin, a donné son nom, Théodore Gauvin, fils d’un notaire de Vernon.

Juve, à ces mots, se prit à sourire :

— Le nom était faux, bien entendu ? disait-il.

Mais M. Havard, à ces mots, rit franchement :

— Décidément vous n’avez pas de chance dans vos suppositions, disait-il. Précisément, le nom n’était pas faux. Mais laissez-moi finir. L’agent a ajouté que le jeune homme, chassé par lui dans de si troublantes circonstances, s’était éloigné à peine une demi-heure du coin du faubourg Montmartre, le gardien de la paix l’a, en effet, aperçu quelques instants plus tard posté près de la rue Bergère et surveillant toujours l’immeuble du crime.

— Malheureusement, concluait Juve, l’agent n’est pas intervenu à nouveau ?

— En effet, confessa M. Havard, l’agent n’est pas intervenu à nouveau, pour la bonne raison que l’un de ses camarades l’a remplacé à ce moment, et il n’a même pas pensé à avertir celui qui le relevait. C’est ce qui fait sans doute que le crime a été commis.

Juve écoutait toujours avec sang-froid les renseignements de son chef. Comme celui-ci se taisait cependant, il interrogea :

— Et c’est tout ce qu’on sait relativement à l’assassin ?

— Sans doute ! Que voudriez-vous qu’on sache de plus ?

— Rien, avouait Juve, qui demandait encore :

— Ce jeune homme est donc arrêté maintenant ?

— Oui, heureusement.

Et, d’un ton triomphant, M. Havard poursuivait :

— Ayant reçu le coup de téléphone du commissaire de police, j’ai immédiatement télégraphié au procureur de la République de Vernon qu’il fasse arrêter le fils de M e Gauvin le plus vite possible. En consultant le tableau des notaires, en effet, j’avais pu me convaincre moi-même qu’il y avait bien un notaire de ce nom à Vernon.

M. Havard se taisait, mais considérait Juve avec une certaine curiosité.

— À quoi pensez-vous donc ? demandait-il bientôt. Vous faites une drôle de figure.