Fandor, retrouvant tout son courage, avait alors anxieusement demandé des nouvelles de Fantômas.
— Disparu ! répondait Juve, enfui !…
Puis Fandor s’inquiétait de sa mère.
— Elle n’est pas blessée, n’est-ce pas ?
Et c’était alors que le malheureux journaliste devait subir le coup le plus douloureux.
Avec des mots très doux, des phrases de pitié, Juve apprenait l’horrible vérité à Fandor.
M me Rambert était folle, sa raison avait chancelé à la suite de l’effroyable drame dont elle venait d’être victime !
Juve, toutefois, laissait un peu d’espoir à Fandor.
— Le médecin affirme, prétendait-il, que cette crise peut n’être que passagère. Ta mère peut retrouver la raison. Il prescrit pour elle un repos absolu, un voyage en Suisse, par exemple, une installation dans une petite bourgade bien tranquille. Il faudrait que tu sois toujours auprès d’elle à guetter les lueurs de sa raison, pour tâcher de l’aider à se sauver de la démence.
Juve parlait lentement, épiant sur le visage de Fandor l’émotion que ces paroles allaient infailliblement causer au jeune homme.
Fandor se troublait en effet, il pâlissait en écoutant Juve.
— Mon Dieu ! répondait-il, le médecin a dit cela ? Juve, Juve, comment donc faudrait-il faire ? Vous n’oubliez pas que je dois partir dans quelques jours pour le Chili, où je dois aller retrouver Hélène ?
Juve, à ce moment, se levait. Sa physionomie devenait grave, cependant qu’il regardait fixement Fandor.
— Je n’oublie pas cela, disait-il, et je sais en effet, Fandor, que tu vas te trouver aux prises avec deux devoirs bien distincts : ton devoir d’amoureux et ton devoir de fils… Et il te faudra choisir, mon petit !
Mais déjà Fandor relevait la tête, déjà il reprenait :
— Vous avez raison, Juve, ce sont deux devoirs, et ces deux devoirs sont tels que ma conscience ne me laisse pas libre de choisir. Ma mère d’abord, Hélène ensuite ! Je sais d’ailleurs que c’est ce qu’exigerait Hélène elle-même !
La voix de Fandor tremblait. Il souffrait affreusement. Il eut pourtant comme une extraordinaire joie en écoutant Juve.
— Écoute, disait le policier, je ne doutais pas de toi ni de ta décision. Il faut en effet que tu restes auprès de ta mère, mais moi, moi qui suis libre, j’irai rechercher Hélène !
Et, s’efforçant de sourire, Juve ajoutait :
— Et, foi de Juve, je te le promets, Fandor, je te ramènerai ta femme !
IV
Adversaires tragiques
Depuis le matin le vent avait cessé et la mer qui, jusqu’alors, s’enflait en vagues violentes, secouant le bâtiment de belle manière, était soudain devenue calme comme il entrait en rade et stationnait à l’embouchure de la Gironde où l’on devait prendre les derniers passagers, les passagers de grand luxe, ceux qui ne s’embarquaient que là pour éviter le trajet assez long du Havre à Bordeaux.
C’était un grand navire qui portait le nom glorieux de Jean-Bartet qui appartenait à une puissante compagnie assurant les services réguliers de l’Amérique du Sud à la France.
Le Jean-Bartétait parti depuis trois jours et, de toute la vitesse de ses robustes machines, avait longé les côtes de France, venant faire une courte escale à Bordeaux avant de reprendre le large, avant de foncer droit vers l’horizon pour traverser l’Atlantique et venir ranger les côtes américaines.
À bord du Jean-Bart,énorme vaisseau, toute une foule de passagers avaient pris place, riches occupants des cabines de première classe, voyageurs économes qui se contentaient des secondes, de pauvres émigrants, encore parqués dans l’entrepont, mal nourris, à moitié vêtus, et devant vivre un véritable cauchemar de froid, de misère et de souffrance pendant toute la traversée.
À bord du Jean-Bart, notamment, on citait la présence de deux agents consulaires, d’une actrice en renom, d’une jeune divorcée dont la réputation était détestable, et, enfin, d’un général mexicain que l’on se désignait du doigt en disant qu’il retournait dans son pays avec le secret désir de jouer un rôle dans les événements politiques qui perpétuellement bouleversent cette malheureuse et belle contrée.
C’était là, croyait l’état-major du bord, toutes les célébrités, toutes les personnalités marquantes qui avaient pris place à bord du paquebot…
On en tombait communément d’accord, et pourtant on faisait erreur, grave erreur même, ainsi qu’on ne devait pas tarder à l’apprendre avec stupéfaction.
Le Jean-Bartavait à peine jeté l’ancre, en effet, et courait encore en cercle sur son erre, autour de la chaîne raidie de son ancre, qu’une série de signaux commençaient à s’échanger entre le bâtiment et le sémaphore de la côte. Assurément, on devait communiquer de graves nouvelles, car bientôt, le jeune enseigne qui était de quart ce matin-là, quittait la passerelle du commandement et se dirigeait vers l’arrière du bâtiment où se trouvaient les appartements réservés au commandant du navire.
— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandait l’actrice, qui avait rapidement lié connaissance avec le général mexicain. Sûrement on nous communique une dépêche intéressante. Voyez, tout l’état-major est en l’air !
Des officiers couraient en effet à bord du Jean-Bart, s’abordaient avec des gestes étonnés, semblaient échanger des colloques animés, se demander des renseignements avec une réelle stupéfaction.
Le général mexicain qu’interrogeait l’actrice hocha la tête d’un air convaincu.
— Je ne sais pas ce qu’il y a, faisait-il gravement, mais j’ai peur. Tenez, madame, je pense que le gouvernement français est bien capable de prendre en ce moment une mesure contre moi. Il y a peut-être une intervention officielle de la part du Chili, on va peut-être m’obliger à débarquer…
L’actrice se récriait à ces mots. Elle était vivement intéressée par les suppositions du général, mais elle se refusait à les admettre. La France, c’était le pays de la liberté. La République avait horreur d’intervenir dans les affaires gouvernementales des pays étrangers. Non ! non ! Le général faisait erreur, il ne devait pas s’agir de lui !
Et, se faisant le champion du gouvernement français, l’actrice se répandait en de violentes protestations, affirmant qu’en France on respectait le droit d’agir, et que pas un ministre n’oserait ordonner le débarquement d’un réfugié étranger.
Cependant que ces deux passagers causaient, ailleurs on émettait d’autres suppositions :
— Moi, disait un petite femme qui se trouvait en seconde classe et qui se cramponnait nerveusement au bras d’un robuste gaillard qu’elle affirmait être son mari et qui avait bien dix ans de moins qu’elle, moi, Jules, cela me fait très peur ! Je suis sûre que tous ces signaux sont destinés à annoncer un orage épouvantable… Nous allons avoir une tempête… Sûrement nous allons avoir une tempête, un cyclone peut-être !
Plus loin, parmi le groupe que formaient une théorie de voyageurs de commerce qui se rendaient au Brésil pour y écouler toute une pacotille de marchandises dont ne voulait plus la France, on formait encore d’autres suppositions :
— Pas de veine ! disait l’un des voyageurs. Je parie que c’est un truc du service de santé. Peut-être bien n’avons-nous pas nos patentes en règle et allons-nous être retenus… Ou bien alors, on signale la fièvre jaune quelque part, et l’on nous subtilisera une escale !
À la vérité, tout le monde se trompait.
Il ne s’agissait pas du général mexicain, on ne signalait aucune tempête, et le corps de santé n’exigeait l’accomplissement d’aucune formalité longue et minutieuse.
C’était même de tout autre chose qu’il était question, et les passagers se fussent rassurés s’ils avaient pu entendre le colloque qui s’engageait entre le commandant du Jean-Bartet son premier officier.