Ils prétendaient fréquenter le turf pour y visiter les poches des joueurs, mais en réalité ils jouaient eux-mêmes, risquant avec une véritable frénésie les pièces de cent sous qu’ils gagnaient et gardant tout juste assez de lucidité pour mettre de côté chaque jour de quoi s’enivrer copieusement.

Or, il y avait eu précisément, la veille, un malentendu entre Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf. Chacun d’eux avait cru que l’autre gardait de l’argent, et chacun avait joué jusqu’au dernier centime, ce qui faisait qu’ils étaient à jeun et, n’étant pas ivres à cinq heures du soir, s’estimaient aux trois quarts malades.

Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, avançant sur les berges, sursautèrent tout d’un coup. On venait de les appeler.

— Eh là-bas, les aminches !…

— Quoi qu’y n’y a ? répondit Bec-de-Gaz, qui se retourna.

D’un tas de sable où il était vautré, un homme se levait qui appelait toujours :

— Radinez voir, quoi ! Non c’que vous avez l’air marioles, tous les deux… On r’connaît donc plus les poteaux ?

Alors Œil-de-Bœuf eut un grand cri, un cri de joie qui lui venait du cœur.

— Ah bon Dieu, commençait-il, Dégueulasse !…

Au même instant, une autre tête apparaissait, que Bec-de-Gaz identifia à son tour :

— Et Fumier ! dit-il.

Là-dessus, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, au comble de la joie, s’envoyèrent des grandes claques sur les cuisses, en signe de satisfaction. Ils étaient évidemment très heureux de retrouver les deux amis Dégueulasse et Fumier avec qui, jadis, ils avaient fait de si bonnes parties.

Dégueulasse, cependant, était toujours aplati sur son tas de sable. Il invitait :

— Eh bien, montez-donc, rappliquez, les oiseaux ! Y a d’la place pour tout l’monde ! Et si c’est que vous n’êtes pas milliardaires, vous n’perdrez peut-être pas vot’temps…

L’invitation était séduisante, elle semblait sous-entendre une offre alléchante. Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf ne se la firent pas répéter deux fois.

— Voilà, présents ! ripostait Bec-de-Gaz. On s’amène !…

Œil-de-Bœuf demandait en même temps :

— Mais qu’est-ce que vous foutez-là, bon sang, Dégueulasse et Fumier ?

Dégueulasse se découvrit :

— Nous, dit-il, on r’garde l’institut. Ah, et puis, encore, on s’inspire de la Beauté…

Et Fumier ajoutait avec un sourire :

— On a des dames, d’abord !…

De fait, il y avait des dames, il y avait une dame plutôt, avec Dégueulasse et Fumier. Elle était, comme ses compagnons, étendue tout de son long sur la pyramide de sable et elle se chauffait au soleil, les bras écartés, les jambes croisées, tout en couvant d’un œil attendri un grand diable qui, sale à faire peur, l’air voyou au possible, se grattait la tête avec conviction, se livrant évidemment à une chasse des plus fructueuses.

Œil-de-Bœuf, du coup, s’enthousiasma.

— Ah bien alors, fit-il, vous avez trouvé le bon coin, vous autres !… On est rudement bien, là-haut !… Et du moment qu’y a du sesque !…

Mais Dégueulasse rappelait déjà son ami aux convenances.

— Toi, disait-il gentiment, tâche de t’coller un bouchon ! Madame est à la colle solide avec monsieur ! Écoute voir un peu que j’fasse les présentations !

Et Dégueulasse faisait en effet les présentations.

— Madame, disait-il, c’est une garce qu’est rien gironde. C’est la Puce, qu’elle s’appelle, et son homme c’est Mon-Gnasse… Quant à c’qui est de leurs professions et de leurs titres, c’est exactement comme les nôtres, y n’s’en vantent pas…

Cela laissait entendre que ni Mon-Gnasse ni la Puce n’avaient un casier judiciaire rigoureusement vierge.

Bec-de-Gaz, en l’apprenant, eut un sourire satisfait.

— Bon, dit-il, dans c’cas, on est frangins.

Et, continuant à exprimer franchement sa pensée, Bec-de-Gaz ajoutait :

— Seul’ment, voilà, j’ai la pépie. Vous n’aureriez rien à boire, par hasard ?

Dégueulasse éclata de rire.

— C’te question ! remarquait-t-il.

Ses mains sales fouillèrent un instant le tas de sable, il exhiba un litre qui y était couché, dissimulé.

— Colle-toi ça dans l’alambic ! conseilla-t-il.

Bec-de-Gaz ne se le fit pas dire deux fois. Il donna une longue accolade à la bouteille, puis la passa à Œil-de-Bœuf.

— À toi, vieux frère !

Et Bec-de-Gaz claquait de la langue, satisfait.

— C’est du fameux ! déclarait-il. D’où diable que vous t’nez ça ?

Sans rire, Dégueulasse riposta :

— De not’travail.

Et comme Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf haussaient les épaules plaisamment, marquant ainsi qu’ils ne coupaient pas dans le pont et qu’il ne fallait pas venir leur raconter qu’il s’agissait de bien licite, Fumier lui-même appuya les paroles de son copain :

— Mon vieux, tu t’la fourres dans l’œil… C’est comme j’ai l’honneur de t’le dire. C’est not’turbin qui nous rapporte ça. Et d’abord on embauche ! Œil-de-Bœuf et toi, c’est-y que vous voulez gratter avec nous ?

La Puce, en écoutant ces propos, avait relevé la tête. Elle tapa du pied dans le dos de Mon-Gnasse.

— Ouvre donc tes esgourdes, conseillait la Puce. Y a les frères qui jactent…

Cette remarque causa un certain malaise. Mon-Gnasse, en effet, s’était brusquement retourné. Il jetait à Dégueulasse et à Fumier un ordre impératif :

— La ferme, vous !… Bon Dieu, vous n’allez pas débiner l’truc ?

Sur quoi Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf se vexèrent immédiatement.

Comment, il y avait un truc, et on ne voulait pas le leur confier ! Peut-être bien que c’était une manigance qui rapportait du pèze !… Eh ! mais, par exemple ! Ils n’entendaient pas qu’on leur fasse passer ça sous le nez !…

Une convoitise ardente se lisait désormais dans leurs yeux. Ils étaient prêts à se fâcher. Dégueulasse apaisa la querelle :

— Boucle, Mon-Gnasse, conseillait-il, c’est pas parce que t’es nouveau dans la bande qu’y faut en r’montrer aux vieux comme nous… Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz c’est des frangins qu’on peut tout leur dire. Si l’patron était là, il les embaucherait, et y en a pour tout l’monde d’abord…

Mais Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz ne comprenaient toujours pas de quoi il s’agissait, et quel mystère on voulait leur cacher.

Bec-de-Gaz interrogea :

— Enfin quoi… crachez donc dans la soupe, et que ça finisse ! De quel patron qu’vous parlez ? Pour qui qu’c’est qu’vous turbinez ?

Dégueulasse eut un ricanement. Il articula, très fier :

— Tu d’mandes le nom du patron ? Eh bien, voilà, Œil-de-Bœuf, tu vas comprendre tout d’suite que c’est du turbin intéressant. L’patron, c’est l’patron !…

Il disait cela d’un tel ton, que Œil-de-Bœuf roula des yeux effarés.

— Hein, fit-il, Fantômas ? C’est Fantômas qui vous a embauchés ?

— Soi-même ! fit Dégueulasse fièrement.

Et comme Œil-de-Bœuf s’étonnait encore :

— Non, vrai, c’est pas possible, y a si longtemps qu’on n’en avait pas d’nouvelles !… Il avait si bien abandonné les copains !…

Dégueulasse appelait en témoignage ses amis :

— Ma vieille branche, insistait-il, Fumier, Mon-Gnasse et la Puce te le diront tout comme moi ! C’est pour Fantômas qu’on turbine, et l’métal dans lequel on turbine, c’est de l’or…

— De l’or ? répéta Bec-de-Gaz dont la face s’épanouissait d’aise. Ah çà ! Quel métier exercez-vous donc ?

Ce fut Mon-Gnasse qui répondit ; il le fit avec un grand sérieux paraissant jouir d’avance de la surprise d’Œil-de-bœuf et de Bec-de-Gaz :

— Le métier qu’on fait ? demanda-t-il, eh bien, voilà, on est « gratteurs », ou, si t’aimes mieux, on est « découvreurs ».

Et Mon-Gnasse s’interrompait pour demander :

— Passe-moi donc le litre, Dégueulasse, si c’est qu’il le caresse encore, sûr que Fumier va tout licher !…

Le tas de sable miroitait au soleil, se pailletait d’étincelles, et la Seine qui le frôlait avait des reflets moirés.

En vérité, comme l’avait dit Œil-de-Bœuf c’était un joli coin pour causer.

Les apaches allaient causer longuement d’ailleurs, l’heure des confidences sonnait. Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz devaient apprendre d’étranges choses…