Celui-ci, quittant la passerelle, s’était rendu au salon réservé au commandant du paquebot. Son chef venait l’y rejoindre, il interrogeait :

— Vous me demandez, lieutenant ? Qu’y a-t-il donc ?

— Mon commandant, j’ai une dépêche de l’amirauté à vous transmettre.

— De l’amirauté ? sursauta le commandant. Que diable l’amirauté me veut-elle ?

— On nous pose, continua le lieutenant, une question extraordinaire. Je ne voulais pas vous déranger, et j’ai répondu non, tout d’abord, mais de terre on insiste, et l’on m’enjoint de vous prévenir. C’est pourquoi je me suis permis…

— Vous avez bien fait, lieutenant. Que désire l’amirauté ?

Un sourire ironique sembla un instant égayer le visage naturellement sévère du jeune officier. Il répondit brièvement :

— Voilà, mon commandant : la préfecture maritime nous fait signaler par le sémaphore, et cela en vertu d’un télégramme officiel émanant de Paris, cette demande laconique : le policier Juve est-il à bord ?

L’officier, en parlant, surveillait la physionomie du commandant du vaisseau, s’attendait à le voir éclater de rire, car il ne venait pas à la pensée du jeune homme que le célèbre policier pût être en réalité parmi les passagers du Jean-Bartsans qu’il le sût.

Or, le commandant du Jean-Bart, un vieux marin, qui depuis vingt ans traînait sur la mer et en avait connu toutes les traîtrises, toutes les colères, tous les sourires aussi, ne marquait aucun étonnement.

— Ah ! faisait-il simplement… Une dépêche officielle demande si le policier Juve est à bord ? Pourquoi veut-on savoir cela ? Vous l’ignorez ?

Le jeune officier secoua la tête.

— Non, mon commandant. On nous a encore signalé cette fin de dépêche :

Au cas où le policier Juve se trouverait à bord duJean-Bart, lui communiquer un ordre formel du préfet de police d’avoir à débarquer de toute urgence et à regagner la préfecture.

Le commandant du Jean-Bart, entendant cela, haussait les épaules. Il se promenait de long en large dans son salon, il paraissait fort ennuyé.

— Bon ! disait-il, c’est clair, c’est net, mais c’est bigrement fâcheux !

Et, très bas, il ajoutait :

— Oui, c’est bigrement fâcheux !

Le jeune lieutenant de vaisseau, cependant, allait de surprise en surprise. Il ne comprenait pas très nettement ce qui semblait fâcheux à son chef, et surtout il s’étonnait fort de son attitude, car il était toujours persuadé que le policier Juve n’était pas à bord, et qu’en conséquence la dépêche officielle était nulle et sans objet.

Brusquement, le commandant parut prendre une décision :

— C’est bien ! faisait-il. Signalez à la terre que nous allons faire le nécessaire !

Et comme le lieutenant de vaisseau saluait son chef et s’apprêtait à le quitter pour remonter sur la passerelle, le commandant ordonnait : Veuillez prévenir le commissaire du bord d’avoir à venir me parler immédiatement !

À l’instant même, cependant, où le marin donnait cet ordre, on frappait discrètement à la porte du salon.

— Entrez ! ordonna le commandant du Jean-Bart.

Un homme parut, qui pouvait avoir une quarantaine d’années, avait le masque énergique, l’attitude résolue, le geste large et décidé.

Il saluait profondément, en entrant, le commandant du navire, puis, en personnage qui se trouve en présence d’un ami, il déclarait sur un ton bonhomme où perçait une pointe de mécontentement :

— Eh bien, mon commandant, vos précautions étaient inutiles ! Vous savez ce qu’on signale de la terre ?

Le commandant du Jean-Bartsursauta :

— On me l’apprend à la minute, répondait-il. Mais vous comprenez donc les signaux, monsieur Juve ?

— Assurément, affirma le policier. Je les ai appris jadis au cours d’un voyage tragique que je fis au cap de Bonne-Espérance.

Et comme le lieutenant de vaisseau considérait l’étranger d’un air ahuri, Juve, car c’était bien Juve, tranquillement reprenait :

— Vous seriez aimable, monsieur, de signaler à la terre que je descends immédiatement. Quant à vous, mon commandant, je vous serais fort obligé de vouloir bien mettre à ma disposition une baleinière.

— Lieutenant, vous donnerez les ordres nécessaires !

Le commandant avait congédié son officier et il se retournait vers Juve.

Il marchait vers lui les bras tendus :

— Mon cher ami, déclarait-il, il n’y a point de ma faute dans ce qui arrive, je tiens à vous en avertir. Personne à bord ne se doutait de votre présence. J’avais scrupuleusement gardé le secret sur votre personnalité, j’ignore qui a pu renseigner le monde officiel sur votre embarquement à bord du Jean-Bart !

Juve, à ces mots, avait un petit haussement d’épaules résigné ; il ripostait sur un ton un peu las :

— Je n’en doute pas, mon commandant. Et puis, qu’importe ! du moment que le devoir est là, et que je suis forcé d’obéir !…

C’était toute la conclusion malheureuse d’un véritable petit complot ourdi par Juve que cette dépêche atteignant le Jean- Barten rade de Bordeaux et obligeant Juve à quitter le paquebot.

Pourquoi Juve, en effet, se trouvait-il à bord du transatlantique et pourquoi s’y trouvait-il caché incognito, voyageant sous un nom d’emprunt, et avec les apparences d’un très modeste voyageur de seconde classe ?

Juve s’était embarqué trois jours plus tôt à bord du Jean-Bartau Havre pour se diriger vers le Chili. Il s’y était embarqué pour donner satisfaction à Fandor qui, retenu auprès de sa mère par son devoir filial, se désespérait à la pensée qu’Hélène devait incessamment débarquer en Amérique du Sud et, seule là-bas, se trouver exposée aux pires tentatives du terrible Fantômas.

Juve était parti pour chercher la jeune femme et la ramener auprès de Fandor. Juve, toutefois, était parti fort discrètement, et peu rassuré sur les suites qu’allait avoir ce voyage.

Juve était en effet toujours inspecteur à la Sûreté. On lui accordait certes une grande liberté d’action et, en raison de ses mérites, en raison de son génie, en raison de son habileté de policier on ne l’ennuyait pas comme il se plaisait à le dire. Juve comptait toutefois, à la préfecture et parmi les bureaucrates, sinon quelques ennemis, du moins quelques adversaires. Ceux-là trouvaient que le policier en prenait souvent à son aise avec les exigences du service et estimaient que Juve, s’il était un bon agent de la Sûreté, était un déplorable sous-ordre.

— Il marche suivant sa fantaisie, disait-on, il fait ce que bon lui semble, il faudra que cela cesse !

Une campagne avait été menée traîtreusement contre lui, elle avait donné des résultats immédiats, puisque, au moment où Juve venait voir M. Havard et sollicitait de lui un congé nécessaire pour aller chercher Hélène, le chef de la Sûreté, brusquement, refusait toute permission de voyage à Juve.

— Vous vous occupez, disait avec un ricanement M. Havard, d’affaires privées ! Or, vous n’en avez pas le droit. S’il vous plaît de marier votre ami Fandor, démissionnez et vous serez libre. Mais, si vous voulez rester inspecteur de la Sûreté et émarger chaque mois au budget, demeurez en France. Vous êtes l’adversaire de Fantômas. Fantômas est en France, restez-y, vous aussi, et poursuivez la lutte !… Allez !

C’était net et précis, Juve avait fait la grimace, mais avait dû s’incliner.

Depuis longtemps, en effet, Juve savait que M. Havard, tout en étant fort aimable avec lui, était en réalité quelque peu son adversaire et son ennemi. Il y avait de la part du chef de la Sûreté à l’égard de Juve comme une véritable petite jalousie qui se traduisait souvent par de réelles injustices dont Juve n’était pas sans souffrir…

Cette fois-ci, toutefois, Juve avait estimé que M. Havard avait été trop loin. Juve n’était pas riche, il ne pouvait démissionner. Il avait d’autre part plus de cent fois risqué sa vie pour l’intérêt général, il trouvait qu’il méritait une autre récompense à ses bons et loyaux services qu’un refus partiel à une faveur si exceptionnellement sollicitée.