C’est qu’alors, en effet, Juve ignorait l’extraordinaire faculté de transformations, que possédait Fantômas, et qui lui permettait de se déguiser si habilement que les plus avertis s’y trompaient.

C’était là aussi, dans cet appartement, que Juve arrachant au bouge dans lequel il menaçait de se corrompre et de se perdre, le petit Fandor, l’avait pris sous sa protection, préparé pour les luttes de la vie, débrouillé et fait de lui ce qu’il était.

Et enfin Juve n’oubliait pas non plus que si ces murs, qui avaient été témoins de tant de scènes, devaient en conserver une empreinte d’horreur, ils renfermaient aussi des souvenirs plus doux et plus paisibles.

Soudain, comme Juve achevait de s’habiller, un coup de sonnette retentit.

Joseph introduisit le visiteur dans le cabinet de Juve. C’était un tout jeune homme, très blond, au visage coloré, comme celui de quelqu’un qui vit au grand air. Il avait des yeux bleus très clairs, des yeux de porcelaine, et sa lèvre supérieure s’ornait d’une petite moustache coupée ras. Les cheveux étaient courts, l’allure du visiteur, martiale et décidée.

— Est-ce bien à monsieur Juve que j’ai l’honneur de parler ?

Ce jeune homme s’exprimait dans un français très correct, avec à peine une pointe d’accent. Juve inclina la tête, affirmativement :

— C’est moi-même, monsieur.

— Je suis le lieutenant prince Nikita.

— Je le sais, monsieur, dit le policier, j’ai eu l’honneur de vous voir à maintes reprises, et je n’ai point de doute quant à votre identité, encore que vous ayez beaucoup changé depuis quelques années.

Il fouillait dans sa poche, pour y prendre une pièce d’identité.

— C’est inutile, monsieur, dit Juve, je sais qui vous êtes. Permettez, toutefois.

Juve prit un compas et, s’approchant de l’officier russe, qui, stupéfait, se laissa faire, il mesurait exactement la hauteur, depuis le sommet jusqu’à l’extrémité du lobe inférieur, de son oreille droite.

— Ah, fit le jeune homme.

— Si je procède ainsi, si je prends ce détail sommaire d’anthropométrie, ce n’est pas pour m’assurer de votre identité, mais c’est pour être sûr de vous reconnaître un jour si d’aventure, expliqua Juve, il vous arrivait malheur. Les criminels, lorsqu’ils ont fait une victime, et qu’ils veulent en dissimuler l’identité, se donnent généralement beaucoup de mal pour détériorer le visage, briser les mains ou les pieds, et ne songeant guère aux oreilles que, le plus souvent, ils laissent intactes. L’oreille est une chose essentiellement personnelle, et sa dimension varie à l’infini. Donnez-moi l’oreille de quelqu’un, j’identifie aussitôt son propriétaire, si ces mesures figurent dans ma collection. D’ailleurs…

Mais Juve s’interrompait, souriant de la stupeur de l’officier russe, puis il reprit :

— Pardon si j’évoque devant vous de si terribles éventualités. Du fait que je prends mes précautions, il n’en résulte pas que votre existence soit en danger. On ne meurt pas sous prétexte que l’on vient de faire son testament.

Juve désigna un siège au lieutenant prince Nikita,

— Monsieur le comte Vladimir Saratov, ambassadeur extraordinaire du Gouvernement Russe, vous a rappelé voici quatre jours de Moscou, où vous étiez en villégiature, pour vous confier une mission importante.

— C’est exact, répondit le lieutenant-prince Nikita, j’ai vu Son Excellence, ce matin même. Elle m’a confié le très grand honneur de recevoir de vous un document secret que j’irai remettre en mains propres à Sa Majesté le Tsar.

— Oui, fit Juve.

— Donnez-moi donc ce document, monsieur.

— Un instant, poursuivit Juve en souriant, nous avons à causer encore. Tout d’abord je dois vous prévenir, monsieur, que vous êtes chargé d’une mission terriblement périlleuse. Vous savez l’importance du document secret et vous n’ignorez pas que, dès qu’une chose est intéressante, il se trouve toujours quantités de personnes pour vouloir se l’approprier, c’est l’éternelle histoire de l’offre et de la demande. Or, je ne vous cacherai pas, prince, qu’il y a beaucoup de demandes sur ce portefeuille.

— Je ferai mon devoir de mon mieux, lorsque vous m’aurez confié ce document, nul, moi vivant, ne pourra le reprendre.

— C’est entendu, fit Juve, mais vous mort, on s’en emparerait aussi facilement que d’un caillou sur la grand-route, ou que d’un tableau au Musée du Louvre.

— Que puis-je faire ? interrogea le lieutenant.

— Il faut, expliquait Juve, simplement ne pas vous mettre dans le cas de risquer votre existence. Dans les circonstances actuelles ce serait mal servir les intérêts de l’Empereur.

— Bien, monsieur, fit le lieutenant, dites-moi donc ce que je dois faire.

Je dois tout d’abord vous dire que, depuis mon arrivée à bord du «  Skobeleff, » car j’étais à bord de l’infortuné navire, jusqu’au moment où j’ai pris le train hier pour Paris, j’ai été l’objet, ainsi que mon meilleur collaborateur, des attaques les plus audacieuses et des vols les plus téméraires. Il est bien évident que j’aurais été dépouillé, au moins deux ou trois fois pour une, du portefeuille rouge contenant le document secret si j’avais eu l’imprudence de le porter sur moi.

— Vous n’avez donc pas le document ?

— Je n’ai rien du tout, et c’est fort heureux. Le document est en parfaite sécurité là où je l’ai laissé. C’est vous, lieutenant prince Nikita, vous que nos adversaires ne connaissent pas, qui allez partir le chercher, vous le trouverez là où je l’ai mis, vous le rapporterez à votre maître, pendant ce temps je continuerai à dérouter nos poursuivants, en multipliant les maladresses, les imprudences, en faisant l’impossible pour les induire en erreur.

— C’est un jeu dangereux que vous jouez là, monsieur.

— C’est un bon jeu, fit Juve simplement.

— Où dois-je aller chercher le document, monsieur ?

Juve se leva, alla à son bureau, en tira une carte d’état-major et, mettant le doigt au milieu de la carte, déclara :

— C’est ici que vous irez chercher le document.

Et comme l’officier paraissait de plus en plus intrigué, Juve lui expliquait :

— J’avais réussi à savoir où se trouvait le portefeuille à bord du Skobeleff, lorsque soudain le navire vint à s’échouer. Le naufrage avait-il été prémédité ou non ? je suis partisan de la première hypothèse, mais là n’est pas la question : profitant de l’émotion générale et cependant que les flots tumultueux envahissaient le navire, j’ai pris ce portefeuille. Je suis tombé à la mer avec, et fort heureusement j’ai pu me sauver. Mais, par malheur, le plus redoutable adversaire que j’avais, que nous avions et que nous avons encore dans cette affaire, a échappé lui aussi au désastre et j’ai deviné que, me sachant possesseur du document, il allait mettre tout en œuvre pour me le reprendre. J’avais à le conserver quatre jours, jusqu’à votre arrivée. Je l’ai immédiatement dissimulé dans une anfractuosité de la falaise qui constitue un abri sûr, une cachette presque inaccessible, et, jouant les lièvres du rallye, j’ai aussitôt orienté mes poursuivants sur ma trace. Vous comprenez, n’est-il pas vrai, mon procédé ? Il est fort simple, et il ne me reste plus maintenant qu’à vous préciser, lieutenant, l’endroit exact de la falaise où il faudra vous rendre pour retrouver le document.

Dix minutes encore, le policier expliqua au lieutenant prince Nikita l’endroit exact de la cachette.

À peine le prince Nikita avait-il quitté l’appartement de Juve que Joseph apportait une dépêche.

Elle était signée Fandor :

«  Hélène arrêtée, lettre suit ».

Le télégramme venait de Rennes.

Juve demeura perplexe.

Ainsi donc on avait retrouvé la trace de la fille de Fantômas et celle-ci s’était laissée prendre ? Mais dans quelles conditions ? Le téléphone sonna. Joseph alla répondre.

— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Juve d’une voix qui tremblait d’émotion.