— Aoh, dit l’Anglais, ce ne serait point convenable. On ne siffle pas la marche nationale d’un pays. Je ferai le chant du hibou.
Et, comme Sonia haussait des épaules narquoises, Ellis Marshall, gravement, quitta le toit pour aller faire le guet dans le couloir de l’auberge.
Bientôt, il entendit Sonia redescendre. La jeune femme était radieuse.
— Vite, murmurait-elle en se précipitant dans la chambre qu’elle occupait avec Ellis Marshall. Ne perdons pas une seconde.
Et Sonia Danidoff agitait le portefeuille rouge qu’elle avait découvert dissimulé dans la chambre de Juve et de Fandor.
Sonia avait compté sans son hôte.
Elle n’avait pas sitôt montré à Ellis Marshall le fameux portefeuille, en effet, que soudain l’Anglais sortit de son apathie.
— Je vous somme, madame, de me remettre ce portefeuille, dit-il.
Et très tranquillement, comme s’il eût été certain que Sonia allait accéder à ses désirs, Ellis Marshall tendait la main.
La jeune femme fit un bond en arrière.
— C’est moi qui l’ai trouvé, il m’appartient.
Mais Ellis Marshall s’obstinait :
— Mille regrets, madame. Il est possible que ce soit vous qui ayez pris ce portefeuille, mais il est certain que Sa Majesté mon Roi sera heureux de l’avoir. Je suis plus fort que vous, j’ai besoin de ce document, vous l’avez, je le prends.
La jeune femme tira un poignard de son corsage.
— Il est possible que vous soyez le plus fort, cria-t-elle, mais ce n’est pas certain.
Malheureusement, si Sonia, son poignard en main, pouvait tenir Ellis Marshall en respect, celui-ci n’en était pas moins le maître de la situation.
Il était, en effet, adossé à la porte de la chambre, et ne paraissait pas disposé à reculer.
— Vous ne sortirez pas avant que je connaisse le contenu de ce portefeuille rouge.
— Et d’abord, vous vous conduisez comme un sot, Ellis, en exigeant que je vous remette cette serviette de maroquin. Rien ne nous dit que nous ne nous trompons pas, que c’est bien là le portefeuille qui nous intéresse tous les deux.
— Si. Je suis certain de le reconnaître, Madame.
— Vraiment ?
Brusquement, Sonia, du bout de son poignard introduit en guise de levier, venait de faire sauter la serrure du portefeuille.
Et, à peine eut-elle jeté un coup d’œil, qu’elle éclata d’un grand rire :
— Nous sommes joués, Juve et Fandor se sont moqués de nous. Voyez plutôt, Ellis.
Et la jeune femme brandit une feuille de papier blanc prise dans la pochette de sûreté, une feuille de papier blanc sur laquelle on pouvait lire :
« Il y a portefeuille et portefeuille. Il y a documents et documents. Avis aux amateurs. »
11 – LA REMPLAÇANTE
Tandis qu’Ellis Marshall, en compagnie de Sonia Danidoff, s’emparait du portefeuille rouge que Juve et Fandor promenaient depuis leur départ de Brest, les deux amis, embusqués au sommet du viaduc de Morlaix, ne perdaient pas un geste des deux agents diplomatiques.
Et Juve et Fandor, enthousiasmés par le succès de leur ruse, ne se tenaient pas de joie, en vérité, en constatant combien la jolie représentante du gouvernement russe, tout comme le policier anglais, étaient tombés facilement dans le piège tendu à leur simplicité.
— Ma foi, Juve, s’écriait Fandor, qui venait de rire aux larmes, c’est une scène digne du Palais-Royal que celle à laquelle nous venons d’assister. Sonia volant un portefeuille qui n’a aucune valeur, se disputant poignard en main avec Ellis Marshall pour garder sa conquête, puis, enfin, s’apercevant qu’elle est illusoire.
— Tu avoueras, Fandor, que j’ai été fort bien inspiré en inventant cette ruse du portefeuille vide et en te parlant comme je l’ai fait, à haute et intelligible voix, dans la cour de l’hôtel de Brest. Sonia et Ellis Marshall sont complètement dépistés. Après avoir réussi à nous voler ce portefeuille qui ne contenait rien, ils ne vont évidemment plus savoir où donner de la tête. N’en doute pas, tous deux, ils imagineront que nous n’avons jamais eu en notre possession le véritable portefeuille, et je gage qu’en conséquence nous aurons la paix avec eux d’ici notre retour à Paris.
— Vous avez raison, Juve ; il y a de grandes chances pour qu’Ellis Marshall et Sonia Danidoff nous laissent en paix, mais cela n’arrange pas définitivement nos affaires. Même s’il ne leur prend pas fantaisie de nous attaquer encore pour s’assurer que nous ne cachons pas ailleurs le véritable portefeuille, nous ne devons pas oublier que nous avons toujours Fantômas à nos trousses. Il ne se serait pas laissé prendre à votre invention du faux portefeuille, lui. Juve, que pensez-vous faire ?
— Pour une fois, confessa Juve, tu raisonnes avec un sang-froid parfait, mon brave Fandor, tu es bien inspiré, en effet, en disant que, débarrassés d’Ellis Marshall et de Sonia, nous demeurons exposés aux attentats de Fantômas. Mais tu vas voir.
Juve et Fandor causaient toujours en haut du viaduc de Morlaix.
Le policier tira de son gousset la vieille montre d’argent, à laquelle il tenait fort, car, un jour, la balle d’un bandit s’était écrasée sur son boîtier, ce qui lui avait évité une horrible blessure. Il regarda l’heure, et annonça à Fandor :
— Dans dix minutes, mon bon ami, va passer le rapide de Paris. J’y monterai tout bonnement, sans même prendre de billet. Pour regagner la capitale. Et toi, Fandor, tu vas retourner à l’hôtel, puis revenir à petites journées, par la route, en musant, en t’amusant si tu le peux. Cela te va-t-il ?
Fandor ne pouvait, bien entendu, qu’approuver son ami.
En se séparant, ils devaient gêner Fantômas. Le bandit ne saurait plus lequel d’entre eux était en possession du portefeuille rouge, et de toutes manières, Fandor y songeait, – si lui ou Juve devait tomber sous les coups du tortionnaire, l’un d’eux au moins réussirait à rentrer dans la capitale, à y attendre le Prince Nikita, à lui donner les instructions qu’ils avaient à lui donner pour lui permettre d’entrer en possession de l’inestimable document.
— Séparons-nous donc, mon vieux Juve, et Dieu nous aide.
Mais, après quelques instants de silence, Fandor ajoutait :
— Juve, je ne sais pourquoi, mais j’imagine que nous n’allons pas être seulement l’un sans l’autre durant quatre jours. Eh bien, voulez-vous que nous convenions d’une chose ?
— De laquelle, Fandor ?
— De celle-ci : Juve, si dans trois mois, jour pour jour, nous ne sommes pas réunis, toute affaire cessante, l’un et l’autre, nous nous mettrons à la recherche l’un de l’autre.
— Tu as raison, Fandor, prenons rendez-vous ici, ici, où, vraisemblablement, nul ne songerait dans l’avenir, à supposer que nous pouvons nous rejoindre. Dans trois mois, jour pour jour, si nous ne nous sommes pas retrouvés, nous viendrons nous chercher ici, et à bientôt.
— À bientôt, Juve, oui, à bientôt.
Et, après une cordiale étreinte, Fandor quitta le policier, revint vers la gare d’où il sortit sans encombre, tandis que Juve prenait la direction des quais, où déjà les voyageurs attendaient le rapide de Paris.
***
Trois jours avant le moment où Juve et Fandor se quittaient sur le viaduc de Morlaix, une scène étrange se déroulait près du manoir de Kergollen, au bas de la colline toute semée d’ajoncs et de ronces sur laquelle s’élevait le château de dame Brigitte.
Là se trouvait une roulotte de romanichels, dont les hôtes, le père et la mère Zizi, incarnaient merveilleusement les types de la race errante par excellence.
Le père Zizi, vannier de profession, était un homme d’une soixantaine d’années, resté étrangement mince et souple et dont le type tzigane, brun à en être presque mulâtre, n’était pas dépourvu de beauté. Il s’était marié jeune, avec celle qui était devenue la mère Zizi.
À force d’économies, ils avaient pu acheter la roulotte, et depuis près de trente ans, ils couraient au hasard des routes.