10 – AVIS AUX AMATEURS

— Tout de même Juve, vous exagérez.

— J’exagère ? Fandor, que veux-tu dire ?

— Nous venons à peine d’arriver à l’hôtel, nous avons à peine déposé notre valise, et voilà que vous me faites repartir, voilà que vous prétendez visiter Morlaix.

— Fandor, tu n’es qu’un imbécile.

— Possible, mon bon Juve, mais j’ai sommeil.

« Juve, continuait Fandor, vous êtes insupportable. Dites-moi au moins où vous me menez, et pourquoi vous me faites gravir toutes les marches de cet escalier ?

— Pour arriver à son sommet, mon cher Fandor.

— Juve, vous vous moquez de moi ?

— C’est bien possible, Fandor… Mais, trêve de plaisanteries, Fandor. Puisque tu tiens à savoir où nous allons, sache que je te guide vers un superbe point de vue. Nous montons vers le viaduc.

— Vers le viaduc ? Vous êtes fou ? Que diable comptez-vous faire là-haut ?

— Admirer le paysage.

Le viaduc était, et Fandor dut en convenir lui-même, très digne d’intérêt. Gigantesque, élevé à donner le vertige, ce travail d’art, qui fait la fierté de la petite ville et que l’on vient admirer de fort loin, unit, à près de cinquante mètres de haut, le sommet des deux collines entre lesquelles Morlaix se répand.

— Juve, dit Fandor, si vous voulez vraiment étudier la construction de ce viaduc, allons l’admirer par en bas, mais ne me faites pas grimper au sommet.

— Fandor, tu es le dernier des idiots, dit Juve.

Dix minutes plus tard, les deux hommes atteignaient la petite gare de Morlaix, et Fandor ne fut pas médiocrement étonné de voir Juve, le plus gravement du monde, prendre deux billets de troisième pour la station la plus proche.

— Partons-nous donc ? se demandait Fandor.

Pas du tout.

— Mon petit Fandor, dit Juve, nous sommes ici, sur le quai de la gare, à quelque chose comme à une vingtaine de mètres du commencement du viaduc. Attention à la manœuvre. Profite du moment où les employés auront le dos tourné, glisse-toi le long de la voie, va-t’en jusqu’au milieu du viaduc, je t’y rejoins…

Peu après, en effet, Juve et Fandor se retrouvaient, perdus dans la nuit au milieu du viaduc, et tous deux s’accotaient à la balustrade, regardant, saisis d’admiration, le panorama sous leurs yeux.

— Est-ce assez joli, dans la nuit commençante, l’aspect de cette petite ville, mal éclairée, d’ailleurs, et de ces maisons qui semblent tassées les unes sur les autres et où clignotent de vagues lueurs.

— Ma foi, Juve, je ne vous connaissais point si poétique. Bigre de bigre, est-ce vraiment pour admirer Morlaix endormie que vous m’avez fait monter ici ?

— Non, avoua-t-il, nous sommes ici, mon petit, pour examiner notre chambre à coucher.

— Notre chambre à coucher, Juve ?

— Parfaitement. Fandor, tu n’es pas surpris que nous soyons arrivés sans encombre jusqu’ici ?

— Si Juve, j’en suis surpris. Mais je ne vois pas quelles conclusions vous pouvez en tirer ?

— Raisonne un peu, Fandor. Si ni Fantômas, ni Ellis Marshall, ni Sonia Danidoff n’ont trouvé bon de nous attaquer sur la route, crois-tu que nous devions en conclure qu’ils ont renoncé à s’emparer du portefeuille ?

— Non, certes.

— Eh bien, alors, Fandor, tu devrais te dire ceci : c’est qu’ayant évité les embuscades de jour, nous avons grande chance de subir des embuscades de nuit. Si je t’ai amené ici, au viaduc, c’est parce que de ce viaduc nous voyons parfaitement notre hôtel qui est situé juste au-dessous de nous, et que, voyant notre hôtel, tiens, là, près de la rivière, nous apercevons aussi les fenêtres de notre chambre, ce qui va nous permettre d’être aux premières loges pour voir comment nos affaires vont être fouillées tout comme elles l’ont été à Brest. Et ils n’ont pas perdu de temps. Regarde sur le toit de notre hôtel…

***

Juve et Fandor avaient à peine quitté l’auberge où ils avaient déposé leur valise, qu’une luxueuse automobile s’était arrêtée devant le petit hôtel.

Deux personnages en descendirent qui, après avoir donné leurs instructions à leur chauffeur, pénétrèrent dans la maison.

— Monsieur l’hôtelier, criait avec un fort accent anglais, l’un des voyageurs.

Et comme celui-ci accourait, fort ému d’avoir à loger d’aussi riches clients, le même étranger continuait :

— Avez-vous, monsieur l’hôtelier, une chambre disponible pour moâ ?

— Une chambre à deux lits ?

— Non, une chambre seulement pour moâ.

— Et une autre pour moi, alors, s’empressa d’ajouter la jeune femme en souriant.

— Alors, c’est deux chambres qu’il vous faut ? demanda l’aubergiste, je n’en ai plus qu’une. Justement, je viens de recevoir deux pauvres bougres qui m’ont pris l’autre. Si j’avais su que vous veniez.

— Eh bien, mettez-nous tous les deux dans la même chambre, dit la jeune femme, on s’arrangera.

— C’est un peu choquant, commença l’Anglais.

— Bah, laissez donc, dit la jeune femme, vous êtes toujours, mon cher Ellis, à vous préoccuper d’un tas de questions protocolaires qui sont véritablement déplacées dans la situation où nous nous trouvons. Prenons une chambre en commun, que diable, vous verrez bien ce qui arrivera.

— Honni soit qui mal y pense, reprit l’Anglais, monsieur l’hôtelier, conduisez madame et moâ dans la chambre que vous avez.

Le brave homme eût été bien autrement surpris s’il avait pu voir ce que, à peine la porte refermée sur lui, entreprenait la remuante jeune femme, qui, de force, avait conquis droit d’asile dans la chambre de l’Anglais.

— Ellis, ordonnait en effet Sonia Danidoff, tout shocking que cela peut vous sembler, il convient que j’enlève ma robe pour être plus libre de mes mouvements. Ne vous inquiétez pas. J’ai des dessous qui n’offusqueront en rien votre pudeur.

Tout en parlant, la jolie Sonia Danidoff se dépouillait en hâte pour apparaître très sobrement vêtue d’un jupon noir, d’une chemisette noire, vêtements très ajustés qui ne devait aucunement gêner ses évolutions.

— Ellis, continuait ia jeune femme en frappant sur l’épaule de son compagnon, qui, de plus en plus pudique, avait trouvé bon de se mettre lui-même en pénitence, tournant le dos et regardant fixement le mur, Ellis, il s’agit maintenant de ne plus perdre un instant. Vous avez vu la disposition des lieux et l’endroit où se trouve la chambre de Juve et de Fandor ? Croyez-vous qu’ils soient chez eux ?

— Possible, Sonia, ma chère, le contraire aussi.

— Eh bien, Ellis, il faut nous en assurer. Comment, monter sur le toit ? Ah, au fait, prenez donc ça.

Elle venait d’arracher à la toilette une petite glace ovale.

— Prenez cette glace, répétait Sonia, tendant le miroir à l’Anglais ébahi, et maintenant, suivez-moi.

Ébahi, Ellis l’était. Il n’en suivit pas moins la princesse. Le couloir de l’auberge était vide.

— Il doit y avoir un grenier.

Sonia trouva une échelle accrochée à la muraille, juste au-dessous d’une trappe :

— Dressez ça, commanda-t-elle, allons, dépêchez.

— Vous prétendez aller sur les toits ? Ce n’est pas sur les toits que se trouve le portefeuille rouge.

Sonia ne répondit rien. Elle venait de monter à l’échelle, avait soulevé la petite trappe qui la mettait en communication avec le couloir, et là, elle se livrait à une étrange manœuvre. Sonia accomplissait le tour complet du toit. La jeune femme arriva de la sorte au-dessus de la fenêtre de la chambre de Juve et de Fandor. Se couchant alors sur les tuiles de la toiture, Sonia arracha la petite glace des mains de l’Anglais. À bout de bras, elle la tendit alors devant la fenêtre et, de la sorte, dans le miroir, elle aperçut l’intérieur de la pièce.

— Personne, s’écria Sonia joyeusement, nous avons de la chance. Vous, dit-elle encore à Ellis, mon cher ami, vous m’avez l’air tout indiqué pour redescendre dans le couloir et faire le guet pendant que je pénètre dans cette chambre. J’imagine que Juve et Fandor ne vont pas tarder à revenir. Je ne tiens pas à être surprise par eux en flagrant délit de perquisition. Allez, montez la garde, vous dis-je. Si jamais vous les aperceviez, vous n’auriez qu’à siffler l’air de la Marseillaise.