— Et nous vous remercions, précisément, mon colonel, de la façon dont cette consigne a été exécutée.

Car, en vérité, ce trimardeur, cet Émile-Jean, cet assassin présumé, paraissait fort à l’aise et répondait, sans le moindre embarras, au colonel Mastillard.

Son compagnon, d’ailleurs, ne faisait pas montre d’une moindre assurance.

Lui aussi semblait de fort bonne humeur :

— Cher monsieur, dit-il, tout en se laissant tomber dans un fauteuil garnissant la pièce, cher monsieur, je vous avoue que j’accepterais volontiers, pour ma part, un verre d’eau fraîche. Je n’avais encore jamais été arrêté par des gendarmes, et, ma foi, l’impression que je rapporte de cette aventure est une impression de soif. Pristi que l’on avale donc de poussière, en marchant entre deux chevaux.

Et, là-dessus, Victor éclata de rire, cependant que son compagnon haussait les épaules, amusé, et que M. Mastillard se précipitait vers un angle de son cabinet et saisissait sur un plateau des verres de sirop, tout préparés, qu’il offrait avec de profondes révérences aux deux chemineaux :

— Messieurs, messieurs, encore une fois, buvez donc et, encore une fois, excusez-moi.

Ils burent.

— Savez-vous, messieurs, comment j’ai été prévenu ? reprit le colonel.

— Parfaitement. C’est nous qui vous avons fait télégraphier.

— Vous, et comment cela ?

Le chemineau Victor à son tour s’était levé.

— Vous permettez ? demanda-t-il.

Et, sans attendre la réponse, il prit sur la table du colonel Mastillard un télégramme, qu’il lut à haute voix :

Par ordonnance et sur réquisition de M. Noyot, juge d’instruction à Brest mandement est fait au colonel Mastillard d’envoyer deux hommes de sa brigade sur la route nationale n° 320, avec mission d’arrêter deux trimardeurs de mauvaise mine qui ne sont autres que le policier Juve et le journaliste Jérôme Fandor, tous deux chargés de missions du Gouvernement, tous deux astreints à se dissimuler, tous deux devant passer pour trimardeurs, être arrêtés comme tels ce jour même et relâchés demain matin, après en avoir conféré avec le colonel Mastillard.

Ce texte lu, le jeune chemineau éclata de rire :

— Savez-vous Juve, que ce télégramme était simplement incompréhensible ? dit-il après avoir ri.

Et Juve approuva :

— Tout à fait incompréhensible. Tu as raison.

Juve n’en dit pas plus, mais le colonel Mastillard, satisfait de la remarque, surenchérit :

— Si incompréhensible, messieurs, avouait-il, que je n’y ai rien compris du tout. Pouvez-vous me fournir quelques explications ?

— En deux mots, expliqua le policier, voici ce qui s’est passé : nous sommes, mon ami et moi, obligés par une mission d’État, dont il ne nous est pas permis, mon colonel, de vous révéler la nature, à voyager par la route jusqu’à Paris. Que faire pour ne pas être attaqués en route ? Que faire, surtout pour nous procurer, la nuit, chaque nuit, un gîte où nous soyons complètement à l’abri ? Mon colonel, nous avons tout bonnement eu cette idée : nous déguiser en trimardeurs, vous faire envoyer par le Parquet de Brest une dépêche vous signalant qu’il était urgent de nous arrêter, nous faire arrêter, donc, nous faire jeter par vous en prison et, de la sorte, voyager le jour sous la garde de deux de vos hommes, puis dormir, la nuit, dans votre chambre de force.

C’est une ruse, mon colonel, rien d’autre.

***

— Entends-tu, Fandor ?

— Quoi ? Non, rien du tout.

— Il m’a semblé qu’un cri…

— Vous avez rêvé, Juve.

— Non, écoute.

— Eh, j’écoute bien. Mais je n’entends rien, je vous assure.

— Pourtant.

— Je vous dis que vous avez le cauchemar.

Fandor venait d’être réveillé par Juve, qui tranquillement l’avait tiré par l’oreille, ce qui était sa façon habituelle, la nuit, d’attirer l’attention de son ami.

Ils se trouvaient, en ce moment, tous deux dans la « chambre de force » où, suivant leur désir, on les avait incarcérés, sans d’ailleurs fournir aux gendarmes étonnés la moindre explication.

Une obscurité d’encre les entourait de toutes parts, l’obscurité impénétrable des locaux hermétiquement clos.

— Bah, cela n’avance à rien de se faire du mauvais sang.

— D’accord, Fandor, mais tout le monde n’a pas ton heureux caractère.

Le journaliste s’était endormi tout de suite. Il avait ronflé. Juve, plusieurs fois, l’avait tiré de son sommeil pour le lui reprocher.

Et puis les heures avaient passé.

Juve, à son tour, s’était laissé aller à une profonde somnolence, il avait complètement perdu la notion des choses, oublié sa mission, oublié même qu’il était arrêté, emprisonné en compagnie de Fandor, lorsque, soudain, à près de deux heures du matin, l’excellent policier avait sursauté, croyant entendre une sorte de plainte, de gémissement provenant de la pièce voisine, de la pièce contiguë à la « chambre de force », où, sur sa demande, le colonel Mastillard devait faire veiller un gendarme sous le fallacieux prétexte de les surveiller, Fandor et lui.

Déjà d’ailleurs, le journaliste était retombé au sommeil. N’entendant plus rien, Juve allait en faire autant, quand déchirante, sinistre, une plainte s’éleva de nouveau :

— Au secours, à moi, à l’aide, à l’assassin.

En un instant, Juve fut debout.

Le policier se précipita sur la porte de sa cellule, y cogna à grands coups de poing.

Mieux inspiré, derrière lui, Fandor avait bondi :

— Reculez-vous, Juve, reculez-vous.

Et, sans laisser le temps au policier de comprendre ses intentions, Fandor empoigna Juve à bras le corps, l’écarta de la porte, dont, il fit sauter la serrure à coups de revolver :

— Un coup d’épaule, Juve et nous passons.

En un clin d’œil, la porte de la chambre de force, en effet, tombait, arrachée de ses gonds.

Mais, au moment même où Juve et Fandor s’échappaient ainsi de leur prison pour courir dans la direction où ils venaient d’entendre appeler au secours, on venait à la rescousse.

Emportés par leur élan, trébuchant, les deux hommes venaient, en effet, de buter dans une troupe de gendarmes à demi éveillés, qui descendaient des étages de la gendarmerie portant des falots et plus grotesquement armés les uns que les autres, qui, d’un pistolet, qui, même d’un simple balai.

Dans la petite pièce qui attenait à la chambre de force, ce fut, alors une sombre mêlée.

— Au secours, à l’aide, par ici.

— Mais où diable est Pancrace ?

Un vrai tohu-bohu.

Par bonheur, l’arrivée du colonel Mastillard suffit à rétablir l’ordre.

— Taisez-vous donc, nom d’un chien, hurla le chef, que se passe-t-il donc ?

C’était la voix de Juve qui répondit :

— Mon colonel, criait Juve, c’est épouvantable. Votre malheureux gendarme vient d’être assassiné.

Et Juve montrait sur le sol, le corps du brave Pancrace, au flanc gauche traversé d’un poignard.

Au petit jour, Juve et Fandor partirent, toujours vêtus en trimardeurs.

— Mon pauvre Fandor, disait Juve, as-tu compris pourquoi ce malheureux Pancrace est mort ?

— Oui.

— Alors pourquoi ?

— Pour moi, Juve, Fantômas a tué ce malheureux qui veillait à notre porte pour arriver jusqu’à nous.

— Non, Fandor, tu te hâtes trop de deviner. Si Fantômas, réellement, avait voulu s’attaquer à nous, il se serait contenté d’immobiliser le gendarme Pancrace, il ne l’aurait pas tué. Crois-moi, ce n’est pas à nous, c’est bien à Pancrace que le bandit en voulait.

— Ah ?

— Écoute, Fandor, il s’est imaginé que pendant notre sommeil nous avions confié le portefeuille rouge au planton qui nous veillait. Et c’est pourquoi Pancrace a été tué, tué à notre place. Sais-tu, Fandor, que nous n’avons peut-être jamais joué partie aussi grave que celle que nous disputons en ce moment pour ce fameux portefeuille rouge ?

— Que vous avez dans votre poche, Juve.

Chose curieuse, le journaliste, en disant cela, avait un vague sourire au coin des lèvres.