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Fandor,à genoux, car il éprouvait de plus en plus une horriblesouffrance qu’il tentait de se mettre debout, étendit lebras vers l’horizon.

— Bouzille,qu’est-ce qu’il y a là-bas ? Vois-tu ?

Consciencieusement,Bouzille mettait ses mains en abat-jour devant ses yeux, il examinaitce que Fandor lui montrait, puis il claquait de la langue :

— Dame,sûrement, je vois ! approuvait Bouzille. Il n’y amême pas moyen de s’y tromper… c’est aussivisible qu’une puce sur un visage ou que la tour Eiffel sur leChamp de Mars… M’sieur Fandor, c’que vous memontrez, c’est un signal, c’est un disque…

Telétait bien également l’avis de Fandor. La courbede la voie ferrée était si accentuée que lesdeux hommes ne pouvaient nettement distinguer le disque dont ilss’entretenaient. Toutefois, ils le devinaient assez facilement,émergeant des branchages, tachant de rouge l’or jaunedes feuilles prêtes à tomber sous le vent d’automne.

— Undisque ! répéta Fandor. Eh bien, avec un disque,sapristi, on fait arrêter tous les trains du monde…

Uninstant, le journaliste se taisait, il réfléchissaitprofondément, et la réflexion, sans doute, leconduisait à prendre une décision irrévocable :

— Bouzille,ne bouge pas, disait Fandor. Laisse-moi m’appuyer sur tonépaule. Nous allons nous traîner jusqu’à cedisque, nous le fermerons, et le rapide stoppera.

— Fameux !approuva Bouzille.

Maislorsque Fandor voulut se lever, lorsqu’il tenta de se mettredebout, il lui fut impossible de se redresser.

Lesquelques instants de repos qu’il venait de prendre aprèsla marche précipitée qu’il avait faite, avaienteu pour résultat, en effet, d’augmenter l’enflurede ses chevilles, et, désormais, l’articulationelle-même du cou-de-pied se refusait à fonctionner.

Envain Fandor bandait-il sa volonté, en vain, dans un geste decolère, se mordait-il les lèvres au sang, peineinutile ; il n’avait point fait deux pas appuyé surl’épaule de Bouzille qu’il perdait l’équilibre,et s’écroulait de tout son long sur la voie.

Maisl’instant pressait cependant. D’une minute àl’autre, le rapide pouvait surgir, à l’extrémitéde la courbe. Il fallait à toutes forces aviser, il y avaiturgence, il y avait nécessité.

Fandorn’hésita point.

Écroulésur le ballast, souffrant le martyre, le jeune homme oubliait sapropre situation, son douloureux mal, pour ne s’occuper que descirconstances et ne penser qu’à ce qu’ilconsidérait être son véritable devoir.

— Jene peux pas avancer, grogna Fandor. De ce côté, il n’ya rien à faire. Bouzille, c’est toi qui vas sauverl’aventure ! Dépêche-toi, trotte jusqu’audisque, ferme-le, démolis l’aiguille s’il le faut…Moi, je vais rester sur la voie, je ferai des signaux au mécanicien.Ce sera bien le diable s’il ne s’arrête pas tout àfait.

Or,Bouzille écoutait avec une anxiété visible, avecun trouble qu’il ne cherchait pas à dissimuler, lesparoles de Fandor.

— Heu !faisait-il, hochant la tête de droite à gauche, vous enavez de drôles de commissions, m’sieur Fandor ! Etcomme ça, sans vous commander, combien que ça vautd’travaux forcés, de démolir une aiguille ettoucher à un disque ? J’ai entendu dire, moi, quec’était pas des trucs à faire !

Maisles scrupules de Bouzille, ses hésitations même enpareille matière, ne duraient jamais longtemps. Un nouveausentiment succédait à la crainte dans l’esprit duchemineau, et c’était d’une voix intéresséeque Bouzille soudain remarquait :

— Enfin,m’sieur Fandor, pour que j’fasse ce que vous m’demandez,combien c’est qu’vous m’donnerez ?

— Rapace !…articula Fandor.

Lejeune homme se hâtait d’ajouter :

— BonDieu, ne perds pas de temps, Bouzille ! Tu auras cent francs…deux cents francs… ce que tu voudras… Dépêche-toi,animal…

Auxoffres de Fandor, la physionomie de Bouzille s’étaitépanouie de façon magnifique. Le chemineau, trèscertainement, était ébloui par la perspective de gagnerdeux billets de cent francs, chose qui ne lui était pasévidemment arrivée souvent. Bouzille toutefoisrétorquait :

— Ehbien, c’est dit, m’sieur Fandor, j’accepte lacombine, et je marche pour vous jusqu’à la gauche.Seulement, y m’faudra bien deux cent cinq francs, car,voyez-vous, en courant sur le ballast, sûrement que j’vaisesquinter mes godasses… et les gniafs, dame, en ce moment, ysont hors de prix !…

Àcet instant, Fandor perdait patience :

— Maiscours donc, bon Dieu ! hurla-t-il. Cours donc ! Ah ça !tu ne comprends donc pas que d’une minute à l’autrele train va arriver !

— C’estbon, c’est bon…

Bouzillepartit en galopant, évitant d’ailleurs soigneusement demarcher sur le ballast, ce qui prouvait qu’il étaitvéritablement retors, car il ne risquait aucunement, enprocédant ainsi, d’abîmer ses épaissouliers qui, d’ailleurs, en avaient vu bien d’autres.

Bouzilletrottait au long de la voie, et bientôt disparaissait àl’extrémité de la courbe.

Fandor,qui l’avait suivi des yeux, se prit alors à soupirerprofondément :

— MonDieu, se demandait le journaliste, arrivera-t-il à temps ?Pourra-t-il fermer le disque ? Le train obéira-t-il àce signal d’arrêt, qui, sans doute, surprendra lemécanicien.

Fandors’était remis à genoux. Il était au milieudes rails, il s’écorchait les mains à se traînersur le ballast, il finit par s’arrêter :

— BonDieu, se disait-il, il faudra bien que pour une fois j’aie labonne veine pour moi et que je retourne les cartes…

Àcet instant, Jérôme Fandor, immobile, commença defixer le disque dont il apercevait l’éclat rouge aulointain. Fandor calculait par la pensée le temps qu’ilfallait à Bouzille pour arriver au signal, et très ému,se disait :

— Jevais voir le disque tourner ; je vais le voir se mettre àl’arrêt… oui, cela ne fait pas de doute, c’estcertain, c’est absolu…

Maisle disque ne tournait pas…

Lesminutes, à cet instant, semblaient à JérômeFandor à la fois brèves et interminables. Il luiparaissait que le temps s’écoulait effroyablement vite,et que les huit minutes qui séparaient théoriquement letrain de marchandises du rapide étaient depuis longtempsécoulées. En même temps il lui semblait qu’ily avait un siècle que Bouzille était parti et iltressaillait douloureusement, le regard rivé à cedisque, ce disque rouge qui aurait dû se mettre àl’arrêt et qui ne bougeait aucunement…

EtJérôme Fandor, au bout de quelques instants, n’ytenait plus.

— Sûrement,grondait-il, Bouzille est encore en train de faire quelqueextraordinaire imbécillité… car il n’estpas possible que le disque ne soit pas depuis longtemps en traverss’il avait su s’y prendre !

Et,plus douloureusement encore, le jeune homme souffrit de sa foulure,de ce stupide accident matériel qui le privait en partie deses moyens et l’obligeait à avoir recours aux bonsoffices de Bouzille, lequel faisait évidemment un compliced’intérêt douteux.

Or,comme il se désespérait ainsi, Fandor brusquementsursauta :

Unerafale de vent courbant les branchages des arbres venait brusquementde lui souffler au visage. Il lui avait paru que ce vent luiapportait l’écho d’un sourd grondement, d’unfracas formidable, il aurait juré qu’il avait entendu lecoup de sifflet d’une locomotive !

— BonDieu, le train…

Affolé,voulant savoir, coûte que coûte, s’il ne setrompait pas, si le rapide arrivait bien, s’il se trouvait àquelques centaines de mètres, si brusquement il allait surgir,ayant dépassé le disque, Fandor se traînajusqu’au rail de la voie.

Ils’était soudainement rappelé que les banditsaméricains, ceux-là qui arrêtent couramment destrains en accumulant des obstacles sur leur voie, dans le but dedévaliser les voyageurs et de piller les bagages, se servaientd’un moyen fort simple pour deviner l’arrivée desconvois : tout bonnement, ils collaient leur oreille aux railsde fer. Le rail agissait alors comme un véritable conducteuracoustique, il permettait de fort loin d’entendre le vacarmed’un train.

JérômeFandor, à l’instant où il songeait à cela,essayait de ce procédé.