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Appuyant doucement sur le lourd vantail de chêne verni afin d’élargir leur champ de vision, ils purent constater que la cour était encombrée par deux gros camions de déménagement, des authentiques cette fois, autour desquels s’activait sans bruit une noria d’homme vêtus de sombre, transportant des caisses ou des meubles enveloppés de chiffons entre la porte béante de l’hôtel obscur et l’arrière ouvert des véhicules à peine éclairés par des lanternes…

— Ça y est, on embarque tout ! murmura Aldo. Pas étonnant que l’on ait renvoyé le personnel !

— Il doit rester le concierge ? Où est-il ?

— Dans son lit ? Acheté ou drogué ? Ces gens-là m’ont l’air d’en connaître long sur l’art d’abrutir leurs contemporains…

— Et nous ? Qu’est-ce qu’on fait ?

— On attend la fin… et on les suit. Ne serait-ce que pour voir où ils vont.

Ils regagnèrent leur voiture qu’Aldo avança discrètement pour mieux surveiller l’entrée de la maison, allumèrent l’un sa pipe, l’autre une cigarette et attendirent… Ce fut interminable.

— Je parie qu’ils emportent aussi les ustensiles de cuisine, grogna Morosini en tirant son briquet pour la sixième fois. Sans oublier la cave ? Vauxbrun en a une fameuse !

— Pourquoi pas ? ronchonna Adalbert dont les pieds commençaient à geler. Tu n’aurais pas dû en parler ! Je donnerais ma chemise pour un bol de vin chaud copieusement sucré à la cannelle et aux zestes d’orange !

— Courage ! La nuit ne sera pas éternelle et ils partiront sûrement avant l’aube.

— Tu sais à quelle heure se lève le jour en ce moment ?

Enfin, peu avant quatre heures, le premier camion franchissait le portail – au ralenti pour faire le moins de bruit possible ! – suivi par l’autre et, derrière eux, le double battant se referma comme de lui-même.

— C’est ce que je pensais, le concierge est de mèche ! ragea Morosini. Ils l’ont acheté !

— Essaie donc de voir les choses de façon plus objective. Cet homme a reçu un ordre, il exécute, un point c’est tout. N’oublie pas que maintenant ce sont eux ses patrons ! Alors tâche de rester calme quand on viendra l’interroger demain…

— Ah ! Parce qu’on viendra demain ?

— Tu ne le savais pas ? Sacrebleu, Aldo, réveille-toi !

Les feux rouges arrière permettaient de suivre d’autant plus aisément qu’il n’y avait guère de circulation. Ce n’était pas encore l’heure du laitier et des éboueurs… On rejoignit le boulevard Raspail que l’on remonta jusqu’au Lion de Belfort, puis l’avenue et la porte d’Orléans où les camions s’arrêtèrent à l’octroi. Un employé vérifia des papiers avant de les laisser filer avec un vague salut d’un doigt porté au képi.

— Descends et passe-moi le volant, souffla Adalbert.

— Mais… pourquoi ?

— Parce que je suis mieux outillé que toi !

Une minute plus tard, le même employé venait se pencher à la portière :

— Rien à déclarer, Messieurs ?

— Si ! Nous suivons les deux monstres qui viennent de passer.

— Ils vous intéressent ?

— Oui. Nous sommes journalistes, assura Adalbert en produisant comme par un tour de prestidigitation une carte de presse qu’il mit sous le nez du préposé. L’un des chauffeurs est un personnage important… dont je dois taire le nom ! Vous comprenez ? Est-ce que vous pouvez nous dire où ils vont ?

— Ouais ! Vont à Bordeaux !… C’est pour quel canard ?

—  L’Intran (14) ! clama Adalbert en faisant redémarrer la voiture sur les chapeaux de roues. Merci beaucoup !

On fonça à travers Montrouge en train de s’éveiller jusqu’à ce que l’on eût retrouvé les feux des camions.

— Tu veux les suivre jusqu’à Bordeaux ? fit Aldo encore sous le coup de la surprise.

— Évidemment non ! Maintenant que l’on sait où ils vont – et il n’y a aucune raison d’en douter – on rentre à la maison ! conclut-il en empruntant la première rue à gauche et en fonçant à travers la banlieue sud jusqu’à rejoindre la porte d’Italie où l’on sacrifia de nouveau aux obligations de l’octroi en lançant : « Rien à déclarer ! » presque sans ralentir.

Une demi-heure plus tard,  Adalbert était dans son lit et Aldo dans l’escalier de Mme de Sommières en compagnie d’une Marie-Angéline en robe de chambre et bigoudis nantie d’une lampe électrique, d’une boîte de chocolats de « La Marquise de Sévigné » et d’un exemplaire des Souvenirs de Sherlock Holmes.Comme il était sorti sans dire où il allait, Plan-Crépin, vexée de n’avoir été ni emmenée ni même consultée, s’était juré qu’il n’irait pas se coucher sans lui avoir raconté sa soirée. Bonne fille, néanmoins, elle l’emmena à la cuisine après qu’il eut éternué deux fois, pour lui confectionner ce vin chaud qui occupait tant les rêves d’Adalbert un moment plus tôt.

Pendant qu’il buvait, elle cogitait tout haut :

— Pourquoi Bordeaux ?

— Je me suis posé la question et j’y vois deux explications. La première, c’est qu’ils emmènent tout ce fourniment dans le nouveau château de Mme Vauxbrun. La seconde, c’est qu’ils rejoignent un quai d’embarquement. C’est Bordeaux qui dessert l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale. Le malheur est que nous n’avons aucun moyen de vérifier quelle hypothèse est la bonne !

— Oh si ! On peut au moins vérifier la première. Je me demande si je ne vais pas essayer de convaincre notre marquise d’aller passer la fameuse semaine de Pâques à Biarritz ? En outre, elle a de la parentèle dans l’arrière-pays !

— Au  fond, ça nous avancera à quoi ? Ce n’est pas là, en tout cas, que je risque de retrouver mon éventail et sa boîte au trésor ! N’importe comment, je suis trop fatigué pour entamer une discussion. Bonsoir, Angelina ! Je vais dormir !

Restée seule, Plan-Crépin se versa ce qui restait de vin, s’assit devant la table, y planta ses coudes et, le bol tenu à deux mains, se plongea dans une méditation si intense que l’on pouvait craindre de voir son cerveau émettre des étincelles. Il était plus de cinq heures à la pendule comtoise qui réglait la marche de la maison. Le moment était venu pour elle de faire toilette afin de n’être pas en retard à la messe de six heures… Quand elle s’y rendit, une détermination farouche était peinte sur son visage.

7

LES SURPRISES D’UNE MAISON VIDE

Ainsi qu’ils l’avaient décidé, Aldo et Adalbert retournèrent rue de Lille dans la journée mais ils eurent beau sonner, sonner et encore sonner, il leur fut impossible de se faire ouvrir. Pensant que peut-être Maillard, le gardien, s’était absenté, ils patientèrent un long moment dans la voiture puis revinrent actionner la sonnette -l’homme pouvait être au fond du jardin la première fois ! – sans autre résultat. Jusqu’à ce qu’enfin le concierge d’en face traverse la rue et vienne les rejoindre :

— Ça fait un moment que je vous observe, Messieurs, et sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, je veux vous dire que vous perdez votre temps. Y a plus personne dans la maison de ce pauvre M. Vauxbrun.

— On nous a dit que Maillard devrait être encore là ? fit Aldo.

— Lui ? Il est parti ce matin sur le coup de six heures avec ses valises et son serin. Un taxi est venu le chercher et ça s’est passé si vite que je n’ai pas pu lui dire adieu. Parce que, si vous voulez mon avis, il reviendra pas. Et ça c’est triste, vu que maintenant cette pauvre maison est vide… De toute façon depuis qu’ce pauvre M. Vauxbrun y était plus, c’était plus ça.

— Que voulez-vous dire ?

L’homme logea son balai sous son bras et entreprit de se rouler une cigarette. Ce que voyant, Aldo lui offrit une des siennes, craignant que le flot verbal ne soit interrompu trop longtemps.

— Ah, merci bien, Monsieur ! C’est pas tant qu’j’aime les tabacs étrangers mais ça va plus vite ! Où est-ce que j’en étais ?

— Vous disiez que c’était plus ça, le renseigna Adalbert. Vous trouviez les nouveaux habitants trop… exotiques ?