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— Que cette femme ait tous les droits, j’en conviens, ragea Aldo, furieux. Mais il ne me semble pas cependant qu’elle ait aussi celui de livrer la maison aux vandales ! Qu’en pensez-vous, Monsieur Faugier-Lassagne, vous qui êtes juriste ?

— Pareil que vous. C’est une honte mais on n’y peut rien.

— Ne croyez-vous pas qu’on en a assez vu ?

— Non. Je veux tout voir. Y compris les sous-sols !

Par extraordinaire, la cuisine et l’office étaient intacts.

On n’avait enlevé ni l’une des étincelantes casseroles de cuivre, ni une petite cuillère, ni même les pots de faïence contenant le sel, la farine, le café. Des tasses dont on s’était servi étaient même restées sur la longue table de chêne. Adalbert pencha dessus un nez curieux mais s’abstint d’y toucher :

— Je me demande si l’on ne devrait pas les porter à Langlois pour qu’il relève les empreintes digitales. Ceux qui ont fait tout ce beau travail ne sont sûrement pas des déménageurs patentés.

Il y avait également des verres sales et les cadavres de trois bouteilles de chambertin.

— Allons voir ce qu’ils ont laissé dans la cave ! Vauxbrun en était justement fier…

Mais là aussi, c’était le même spectacle de désolation. Sous les belles voûtes rondes d’un ancien cellier, les casiers de briques étaient inoccupés. On n’avait pas non plus oublié les tonnelets. Il ne subsistait qu’une grosse barrique. Sans doute parce qu’elle était à sec ou presque, le robinet de la bonde, ouvert, ayant laissé dégoutter une flaque rougeâtre.

Les trois hommes parcoururent les deux caves identiques, et celle où l’on entreposait les bouteilles vides et le matériel du sommelier. Au fond se trouvait une porte de fer à demi cachée par un porte-bouteilles en forme de hérisson permettant le séchage après lavage.

— Qu’est-ce qu’il peut y avoir là-dedans ?

— Je ne sais pas, dit le jeune substitut. Je n’ai jamais visité cet endroit… En plus, c’est fermé par un cadenas qui n’a pas l’air vieux.

— Vous sauriez peut-être l’ouvrir, Monsieur le substitut ? ironisa Adalbert.

— Ma foi non, les cadenas, ce n’est pas de mon ressort !

— En ce cas, je peux essayer…

Et, tirant de sa poche un étui contenant divers petits outils, il en choisit un, remit le reste dans les mains d’Aldo et se pencha sur le cadenas… qui céda sans se faire prier sous les yeux admiratifs du dénommé François-Gilles !

— Dites donc ! Vous êtes un maître, vous ! Je meurs d’envie de vous demander des leçons ! Je n’aurais pu imaginer que…

— Quand on est archéologue, il faut avoir plus d’une corde à son arc. Vous n’avez pas idée des astuces déployées par les anciens Égyptiens pour dissimuler leurs momies… ou leurs trésors.

— Il y avait déjà des cadenas ?

— Oh, vous savez, sur les chantiers, on trouve de tout ! répondit Adalbert, désinvolte, tandis qu’Aldo, amusé, glissait :

— Vous pourriez vous associer dans certaines circonstances ?

L’envie de rire ne dura pas longtemps. La porte ouvrait sur un réduit sans éclairage où flottait une odeur bizarre. À première vue, c’était un débarras où l’on reléguait vieux outils et ustensiles de rebut.

— Ça sent drôle ! constata Adalbert.

À quoi Faugier-Lassagne, soudain soucieux, répondit :

— Je redoute de reconnaître cette odeur…

— Nous aussi ! Il y a une caisse au fond. Ça doit venir de là…

Il y avait en effet une de ces grandes boîtes en bois qu’emploient les déménageurs pour transporter les objets fragiles. Le couvercle ne tenait que par quatre clous qui sautèrent vite. Ce qu’elle contenait arracha un triple cri d’horreur : le cadavre de Gilles Vauxbrun gisait devant eux… visiblement mort depuis plusieurs jours…

Il portait encore ses habits de cérémonie, à l’exception de ses chaussures, et il était évident qu’on l’avait abattu à coups de pistolet. Aldo eut un hoquet qui ressemblait à un sanglot. Et le jeune magistrat, lui, en eut de vrais et se mit à pleurer sans fausse honte. Ce que voyant, Adalbert, le moins touché des trois puisqu’il n’avait jamais été intime de l’antiquaire, reposa le couvercle, se hâta de ramener ses compagnons dans la cave éclairée et referma la porte, mais sans le cadenas devenu inutilisable. Là, il les fit asseoir sur les bâtis de bois supportant habituellement les tonneaux, chercha l’une des rares bouteilles rescapées, un tire-bouchon et deux « taste-vin » en verre qu’il remplit, et leur en fit avaler le contenu. Lui-même s’octroya une lampée à la régalade jusqu’à ce qu’Aldo, qui se remettait, lui enlève la bouteille pour en faire autant. La tête dans ses mains, Faugier-Lassagne pleurait toujours…

— Ce sera la première fois que je vois un procureur en larmes ! chuchota Adalbert. D’habitude ils ont le cuir plus dur. Il est vrai que celui-là est un jeunot.

— Je suis de ton avis. C’est un bien gros chagrin pour un filleul et j’ai mon idée à ce sujet…

— Tu crois qu’il pourrait être ?…

— Son fils, oui. À l’exception des cheveux blonds, Vauxbrun devait lui ressembler à son âge. Et pourquoi cacher un simple filleul à un aussi vieil ami que moi ?

— Très juste ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On referme tout, on rentre rue Alfred-de-Vigny et on confie notre substitut à Tante Amélie. Elle a le don d’apaiser les grandes douleurs…

Appuyant une main sur l’épaule du garçon dont les sanglots s’étaient calmés, il questionna :

— Où habitez-vous à Paris ?

Celui-ci releva un visage décomposé :

— Hôtel Lutetia ! Pourquoi ? Oh ! je vous demande pardon pour cette… explosion involontaire…

— Ne vous excusez pas. C’est naturel quand on tombe par hasard sur le corps de son… père, surtout dans de telles conditions !

— Vous saviez ?

— Non, mais ce n’était pas sorcier à deviner ! À présent, vous allez venir avec nous !

— Où ?

— Chez ma grand-tante, la marquise de Sommières. C’est en quelque sorte notre quartier général…

— Mais non ! Pourquoi irais-je ? Je vais rentrer à l’hôtel !

— Dans cet état ? Pas question de vous laisser seul. En outre, nous avons à causer !

— Vous ne prévenez pas la police ?

— Pas maintenant.

— On ne peut pourtant pas l’abandonner dans ce… ce charnier ! Vous avez vu cette abomination ?

— Oh, j’ai vu ! Mais il faut que les choses demeurent ainsi pendant encore quelque temps. Je vous en expliquerai la raison mais pas ici. Allez, je vous emmène…

— Essayez de comprendre, renchérit Vidal-Pellicorne. Si la police est prévenue, on risque de déclencher d’autres catastrophes. Il faut nous faire confiance et, puisque vous savez qui nous sommes, cela ne devrait pas vous être trop difficile !

Le jeune homme se leva, regarda chacun d’eux, tira son mouchoir pour essuyer une dernière larme et trouva même une ébauche de sourire :

— Pardonnez-moi ! Je vais avec vous…

Ce qui était merveilleux dans la maison du parc Monceau, c’est que l’on pouvait y débarquer à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, on trouvait toujours quelqu’un prêt à vous écouter, à vous réconforter. Il devait être un peu plus de trois heures du matin mais, dix minutes environ après y avoir fait son entrée, François-Gilles Faugier-Lassagne se retrouvait assis au milieu des plantes vertes et en face d’une vieille dame en robe de chambre de velours parme et « fanchon » de dentelles gonflé comme une montgolfière par une abondante chevelure argentée et qui posait sur lui un regard vert étonnamment jeune et plein de sympathie. Était apparue une demoiselle d’âge certain coiffée de cheveux jaunes et frisés, enveloppée d’un peignoir en laine des Pyrénées rose assorti au ruban qui maintenait sa toison semblable à celle d’un mouton. Celle-là était grande et maigre, arborant un long nez fureteur et des yeux de couleur indéfinissable. Suivie d’un vieux maître d’hôtel en gilet rayé et charentaises à carreaux portant un plateau chargé de tasses et de tartines, elle tenait d’une main une chocolatière d’argent et de l’autre une cafetière armoriée. Le plus étonnant était que le jeune homme se trouvait si bien dans cette espèce de serre où flottait une odeur d’oranger qu’il se sentait tout naturellement porté aux confidences – pour la première fois de sa vie ! – sans plus d’envie d’en bouger.