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— Mon histoire, ou plutôt celle de ma mère, est simple et, je le crains, assez dépourvue d’originalité. Une jeune fille de l’aristocratie lyonnaise peu argentée, mariée par convenances à un haut magistrat plus âgé qu’elle mais fort riche. Après deux ans de mariage… improductif, elle rencontra au cours d’une chasse un jeune mais déjà renommé antiquaire parisien de belle mine et de belle prestance. Tous deux furent victimes d’un coup de passion qu’avec une chance incroyable ils réussirent à cacher à leur entourage. Ma mère a toujours considéré cela comme un miracle, tant la haute société lyonnaise où n’accèdent que les grands « soyeux », la noblesse et autres personnalités de haut vol, est attentive – je dirais jour et nuit ! – à l’observation de ceux qui en font partie.

— Ce n’est pas spécifique à la capitale des Gaules, remarqua Tante Amélie. Vous en trouverez autant – aux « soyeux » près – à Lille, à Rennes, à Toulouse, à Bordeaux ou à Marseille ! Que voulez-vous, dès l’instant où l’on a trop d’argent, trop de domestiques et rien à faire, il faut bien trouver des moyens de se distraire ! Ensuite ?

— En dépensant pas mal d’argent et grâce à la complicité compréhensive de ma grand-mère maternelle qui détestait son gendre et ne s’en cachait guère ainsi que du parrain de ma mère, les amoureux ont réussi à arracher les rares moments d’un de ces bonheurs qu’on ne vit qu’une fois, et puis Maman s’est retrouvée enceinte et il a fallu se séparer. Non sans peine : mon père… je veux dire Gilles Vauxbrun, voulait qu’elle divorce afin de l’épouser mais c’eût été aller au-devant d’un énorme scandale doublé de l’éviction de l’Église qui eût mis ma mère au ban de la société…

— Elle aurait vécu à Paris. Cela changeait tout, dit Aldo.

— Cela ne changeait rien du tout ! reprit la marquise. À Paris comme à Londres, Rome, Madrid ou Tombouctou, on ne reçoit pas une femme divorcée et le remariage s’apparente alors au concubinage… Il aurait été salutaire que le mari consente à quitter cette vallée de larmes…

— Malheureusement, le président Faugier-Lassagne dont je porte le nom jouissait d’une santé de fer, même s’il avait vingt-cinq ans de plus que ma mère. Il a fallu, il y a dix ans, le déraillement du rapide Paris-Lille pour en venir à bout…

— Qu’est-ce qu’il faisait là-dedans ? demanda Marie-Angéline.

— D’après ce que j’en sais, il avait été invité à un congrès de magistrats européens et, grâce à Dieu, il n’avait pas emmené ma mère ! En fait, il ne l’emmenait jamais nulle part, en dehors de Lyon et de ses environs. Il n’a pas douté un instant que je ne fusse son fils, ce qui ne veut pas dire qu’il débordait d’affection pour moi. Que je sois assez solide pour assurer la pérennité du nom, que je fasse de bonnes études et que je me tienne convenablement à table était ce qui importait. Jamais je n’ai eu de lui la moindre marque d’affection mais, si je faisais une sottise quelconque, il ne me ratait pas…

— Vous avez des frères, des sœurs ? s’enquit Aldo.

— Aucun. J’en arrive à penser que le président, par chance, était stérile mais il avait de lui-même une trop haute opinion pour seulement l’imaginer et il rendait ma mère responsable de cette unique contribution au développement de la famille. En fait – je regrette de le dire ! – sa mort a été une délivrance pour elle comme pour moi.

— Et votre mère, comment est-elle ? s’intéressa Tante Amélie.

— Attendez que je devine, coupa Aldo. Elle est très belle, brune avec des yeux noirs ou gris, un teint chaud…

— Vous n’y êtes absolument pas, interrompit le jeune homme, surpris. Elle est encore très belle c’est vrai mais plus blonde qu’elle ne se peut faire et ses yeux sont aussi transparents que de l’eau de source. Nous sommes très proches l’un de l’autre et, après la mort du président, elle n’a pas hésité à m’avouer la vérité. J’avais quinze ans alors…

— Le choc n’a pas été trop rude ? s’inquiéta Adalbert.

— Vous voulez dire que j’ai été soulagé. L’idée que peut-être avec l’âge je pourrais ressembler au président me glaçait le sang.

— Pourtant, à son exemple, vous êtes magistrat ?

— Il n’y est pour rien. La Justice, la lettre de la loi m’ont toujours fasciné. Cela amusait beaucoup mon vrai père. Il disait qu’il n’aurait pas imaginé avoir un fils pourvoyeur de l’échafaud !

— Quand l’avez-vous connu ? fit Aldo.

— Au lendemain de la mort du président. Depuis ma naissance, il n’avait jamais remis les pieds à Lyon mais, quand il a su la nouvelle, il a écrit à ma mère et c’est ainsi que je suis « monté » plusieurs fois à Paris. On s’entendait si bien ! Nous avons même fait deux voyages ensemble : l’un en Italie, l’autre en Autriche et en Hongrie. Il m’a fait découvrir Versailles, le parc, les Trianons, et j’ai suivi avec passion dans les journaux vos démêlés avec le Vengeur de la Reine, l’an passé. J’aurais aimé être là ! Voir tous ces gens et cette lady Crawford…

Après un bref regard de connivence avec Tante Amélie, Aldo changea délibérément de conversation. Il se voyait mal annonçant à ce garçon que son père était, à l’époque, amoureux fou de la belle Léonora, comme il l’avait été auparavant de Pauline Belmont et de la danseuse tsigane Varvara Vassilievich. Trois brunes incontestables ! Et que Vauxbrun parlait d’épouser ! Pour deux d’entre elles du moins, et si la belle Américaine – qui possédait encore le pouvoir de faire trembler son cœur ! – eût fait une belle-mère plus qu’honorable, on pouvait se demander quelle tête eût fait le futur procureur de la République en accueillant dans sa famille une tribu tsigane bourrée de talents au nombre desquels le lancement du couteau brillait en bonne place !

— Comment se fait-il qu’il ne m’ait jamais parlé de vous, alors que j’étais son plus vieil et je crois son meilleur ami ? J’en éprouve un peu de tristesse, je ne vous le cache pas…

— Il ne faut pas ! Cela n’entame en rien la profonde amitié qu’il avait pour vous mais il préférait que nos relations demeurent secrètes. Comment voulez-vous être à la fois le célibataire le plus recherché de Paris et le père déclaré d’un escogriffe dans mon genre ?

— Je me serais contenté du filleul.

— Oh, ce n’est pas faute de lui avoir demandé de nous mettre en présence, mais il n’y a jamais consenti. Vous étiez un peu trop séduisant pour lui, j’ai l’impression : il craignait qu’une part de mon affection n’aille vers vous. De même, je n’ai rien su de son mariage avec la jeune Mexicaine. Ce sont les journaux qui me l’ont appris ainsi que sa disparition. À ce moment, voulant en savoir davantage, je suis venu voir Maître Baud… qui d’ailleurs venait de m’écrire.

— Le notaire ? Il connaît votre existence, lui ?

— C’est le seul ! C’était nécessaire puisque mon père a fait de moi son légataire universel.

Sans réfléchir, Adalbert lâcha :

— Voilà pourquoi on vous a rencontré cette nuit ? Vous vouliez faire l’inventaire ?

— Cela ne vous ressemble pas de dire des sottises, Adalbert, protesta Mme de Sommières cependant qu’au regard dont François-Gilles enveloppa le maladroit on pouvait deviner ce que seraient plus tard ses réquisitoires.

— Non, fit-il sèchement. Je voulais visiter la tanière de ces gens dans l’espoir d’y retrouver une trace… n’importe laquelle. Je ne pensais pas me trouver face à la preuve absolue de leur culpabilité. Et puisque vous n’avez pas voulu appeler la police, je vais me mettre à leur recherche et m’en occuper personnellement !

Cette fois, ce fut Marie-Angéline, remarquablement silencieuse depuis l’arrivée du jeune homme, qui s’en mêla :

— Un instant ! Il faut que vous sachiez d’abord pour quelle raison mon cousin et M. Vidal-Pellicorne préfèrent que le meurtre lui soit dissimulé encore quelque temps. Il y va d’autres vies humaines… dont les leurs peut-être…

Et sans permettre à quiconque de l’interroger, presque sans respirer, elle expliqua la situation dans laquelle Aldo se débattait :