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— Oh ! Monsieur le prince ! Monsieur allait passer à table mais j’ajoute tout de suite un couvert !

En veste d’intérieur à brandebourgs en velours usagé et « charentaises » à carreaux, ses cheveux blonds en désordre pour ne pas changer, Adalbert apparut aussitôt et, prenant Aldo par le bras, l’entraîna dans son cabinet de travail :

— Alors, que rapportes-tu ?

— Une déception de plus mais aussi une idée. D’abord, donne-moi quelque chose à boire ! À part deux cafés dans un bistrot de campagne, je n’ai rien avalé depuis ce matin…

Connaissant les goûts de son ami, Adalbert le nantit d’une fine à l’eau puis l’emmena à la salle à manger où Théobald venait d’ajouter le couvert annoncé.

— Ce n’est que du pot-au-feu, ce soir, s’excusa celui-ci.

— À merveille ! Juste ce qu’il convient quand on vient de faire une longue route ! D’autant plus que le vôtre n’est pas celui de n’importe qui !

Tout en savourant le délicieux consommé aux croûtons et les différentes viandes escortées de légumes dont le valet cuisinier composait une sorte de chef-d’œuvre, Morosini relata son voyage éclair et ce qu’il en résultait.

— C’est encore pis que je ne le pensais, conclut l’égyptologue. Ça revient à chercher une aiguille dans une botte de foin ! Voyons ton idée maintenant !

— Saurais-tu par hasard où et par qui notre ami Simon avait fait exécuter, entre autres, les copies parfaites de l’Étoile bleue et du diamant du Téméraire ?

— Il ne me l’a jamais confié ! Tu songerais à faire reproduire ce fichu collier ?

— À l’identique absolu, oui !

— Pas idiot ! Encore faudrait-il savoir à quoi il ressemblait ? Cinq grosses émeraudes, d’accord, mais taillées de façons différentes et séparées par des ornements d’or. Avoue que c’est vague !

— Pas pour moi. J’ai dans ma bibliothèque, à Venise, un vieux bouquin traitant des joyaux disparus et qui est l’une de mes bibles. Il y a tout ! Même les côtes et les nuances des pierres… Je n’ai qu’à aller le chercher.

— Pour le porter à qui ? Je te répète que je ne sais rien de ce véritable artiste qui nous a été d’un si grand secours. Et je ne vois pas qui pourrait nous renseigner. Ceux qui composaient l’entourage immédiat d’Aronov ont été tués.

— Pourquoi celui-là serait-il mort puisque personne n’a jamais rien su de lui !

— Il n’empêche que ton idée débouche malheureusement sur une impasse, philosopha Adalbert en allumant sa pipe dont il tira quelques bouffées, avant d’ajouter : Tu veux un cigare ?

— Plus tard…

— Tu as tort : ça aide à réfléchir…

— Alors, fumes-en un, au lieu de ta pipe de grenadier ! Et, s’il te plaît, tais-toi pendant une ou deux minutes…

Il ne les utilisa pas. Trente seconde à peu près s’écoulèrent avant qu’il n’émette, pensant à voix haute :

— S’il existe quelqu’un sur terre qui peut nous aider, ce ne peut être qu’un seul homme. Celui qui était son meilleur ami, l’unique dépositaire d’au moins une partie de ses secrets…

— À qui penses-tu ?

— Le baron Louis, voyons !

— Rothschild ?

— Évidemment. Souviens-toi ! C’est lui qui m’a permis de rencontrer à Prague le maître du Golem et dont le yacht nous a conduits à Jaffa pour rapporter le pectoral reconstitué.

— Difficile d’oublier son hospitalité. Tu sais où le trouver ?

— Normalement dans son palais de la Prinz Eugenstrasse à Vienne, mais il possède d’autres domaines et il voyage beaucoup…

— Une excellente raison pour ne pas perdre de temps. Appelle-le ! conclut Adalbert en désignant le téléphone.

— Tu sais qu’il peut y avoir trois ou quatre heures d’attente ?

— Il m’est arrivé de te supporter plus longtemps ! Appelle !

Aldo consulta son calepin de galuchat vert à coins dorés où il avait consigné les informations présentant une éventuelle utilité, décrocha le combiné et demanda le numéro à la téléphoniste.

— Pour Vienne, une demi-heure d’attente ! répondit-elle à sa surprise incrédule.

— Pas plus ?

— Non, Monsieur ! À cette heure, les lignes sont rarement encombrées !

C’était une nouveauté qu’il se garda bien de faire remarquer. Quelques jours plus tôt, il avait attendu près de quatre heures pour obtenir sa femme au téléphone. Pourtant, vingt-cinq minutes seulement s’étaient écoulées avant qu’il n’entende la voix distinguée d’un maître d’hôtel. L’entretien ne dura guère. Pas plus de deux minutes. Rasséréné, Aldo avait raccroché :

— On dirait que notre chance tient bon. Il est à Paris pour une petite semaine…

— Et tu sais où le dénicher à Paris ? Si c’est chez l’un de ses cousins…

— Non. Lorsque qu’il n’est pas chez lui ou sur son yacht, il adore les hôtels de luxe. À Paris, c’est le Crillon, qui a l’avantage d’être à deux pas de la rue Saint-Florentin où son cousin Édouard habite l’ancienne demeure de Talleyrand et à trois pas d’un autre cousin, Robert, qui possède l’hôtel de Marigny en face de l’Élysée. Étant à presque égale distance des deux, il ne blesse personne. Je vais lui laisser un message…

— Tu t’y retrouves, toi, dans les Rothschild ? gloussa Adalbert.

— Non, avoua Aldo en riant. Il y en a trop. Rien qu’en France, trois branches – et je salue les membres de cette famille qu’il m’arrive de rencontrer dans les grandes ventes de joyaux ou d’objets précieux ! – sans compter les Anglais et les Autrichiens que représente le baron Louis. Encore les deux autres branches, celle de Francfort et celle de Naples, ont-elles disparu (16).

— Grâce ! Ne me délivre pas un cours magistral sur les cinq flèches de leur blason, représentant les cinq fils que le vieux Mayer Amschel, le prêteur de Francfort, a lâchés sur l’Europe à la fin du XVIIIe siècle. Je les connais aussi bien que toi ! Appelle plutôt le Crillon !

Aldo s’exécuta dans l’intention de laisser un message mais, comme il venait de le dire, sa chance semblait tenir bon. Le baron rentrait à l’instant et se montra enthousiaste :

— Quelle heureuse surprise que vous soyez à Paris en même temps que moi, mon cher prince ! J’avais justement l’intention d’aller, demain, saluer Mme de Sommières et Mlle du Plan-Crépin…

— Pardon si je vous choque, mais je voudrais que vous acceptiez seulement de déjeuner avec moi, justement demain si vous êtes libre, et au Ritz… Je vous expliquerai pourquoi. Il serait préférable que l’on ne vous voie pas venir rue Alfred-de-Vigny.

— Ah ! Au ton de votre voix, je devine qu’il se passe quelque chose… peut-être en rapport avec la curieuse disparition de M. Vauxbrun ?

— Exactement !

— En ce cas, voulez-vous demain à treize heures ?

— C’est parfait. Je vous attendrai…

Reposant le combiné, Aldo ajouta :

— Voilà ! On déjeune demain au Ritz à treize heures ! Naturellement tu m’accompagnes ?

— Sûrement pas ! N’oublie pas que tu risques d’être surveillé. De même que tu as eu raison de ne pas le laisser venir chez notre marquise, il vaut mieux que tu sois seul avec lui. Cela paraîtra plus naturel : une rencontre fortuite en quelque sorte… Avec moi, ça devient presque un concile…

Si les circonstances n’avaient été aussi dramatiques, Aldo eût été ravi de revoir le chef de la banque Rothschild autrichienne, parce que c’était un homme selon son cœur, qui, au fil des ans, était devenu un véritable ami. D’autant que les Morosini avaient fait leur voyage de noces sur son yacht. Aussi fut-ce avec un large sourire qu’il le vit pénétrer dans le bar de l’hôtel où il l’attendait, heureux de constater que six années ne l’avaient pas changé. Il est vrai que c’était un personnage hors normes.

Mince, blond, élégant, généreux, cultivé, d’un imperturbable sang-froid, le baron Louis était en outre bourré de talents variés. C’était un savant en botanique et en anatomie ainsi qu’un connaisseur, à la limite de l’expert, dans tous les arts. Grand chasseur devant l’Éternel, il montait à cheval mieux qu’un centaure – il était même l’un des rares cavaliers autorisés à monter les fameux « lipizzans » blancs de l’Ecole espagnole de Vienne – et c’était bien entendu un remarquable joueur de polo. Sans compter ses capacités d’homme d’affaires et de banquier. Et, évidemment, sa fortune était énorme, même si le terme semble faible. Dans ces conditions, on peut comprendre que ce célibataire endurci – il avait plus de quarante ans ! – ait été le point de mire d’une multitude de mères pourvues de filles à marier. Ce qui ne l’empêchait pas d’adorer les femmes et de savoir à merveille s’en faire aimer autant pour son charme que pour sa fastueuse générosité.