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— Ce déjeuner avec vous m’enchante, déclara-t-il en s’installant en face de Morosini après avoir répondu au salut de la plupart des hommes présents. J’avais l’intention de faire en mai un tour en Méditerranée et d’aller vous surprendre chez vous…

— Surtout ne changez rien à votre programme ! Vous recevoir sera un réel plaisir pour Lisa et pour moi…

— Quelle femme merveilleuse ! Mais je ne vous demande pas si elle va bien puisqu’elle partage tous vos soucis et il n’est pas difficile de deviner que vous en avez !

— Elle est à Vienne avec les enfants. Ils y sont plus en sécurité que dans une demeure que mes magasins ouvrent à tous les vents…

— C’est aussi grave que cela ?

— Hélas… mais nous en parlerons au déjeuner…

Ils bavardèrent à bâtons rompus en dégustant le cocktail au champagne que leur avait préparé Georges, le chef barman, puis sans se presser se dirigèrent vers le restaurant au seuil duquel le célèbre maître d’hôtel Olivier Dabescat, qui les connaissait l’un et l’autre depuis longtemps, les accueillit avec l’étroit sourire soulignant chez lui une joie extravagante. Il les précéda pour les conduire à la « table discrète » que Morosini avait réservée : au fond de la salle et près de la dernière porte-fenêtre donnant sur le jardin abondamment fleuri de tulipes, de myosotis et de primevères par les jardiniers de l’hôtel.

— C’est parfait, Olivier ! approuva Aldo en s’installant. À présent, qu’avez-vous prévu pour M. le baron et moi ?

La carte du Ritz étant, en effet, assez courte, les habitués avaient coutume de s’en remettre à Dabescat qui, connaissant leurs goûts – ce qui représentait une performance de mémoire ! –, ne se trompait jamais.

— Avec votre approbation : une cassolette de queues d’écrevisses, une escalope de foie gras au beurre noisette et un cœur de charolais Marigny. Pour les vins…

— Laissez-nous la surprise, Olivier ! fit Rothschild. C’est plus amusant…

Débarrassés du choix, les deux hommes parlèrent peinture durant la première partie du repas. L’élégante salle aux boiseries claires se remplissait peu à peu mais Dabescat avait fait en sorte que leur table, protégée d’un côté par le mur et de l’autre par la fenêtre, n’eût pas de trop proches voisins et ce ne fut seulement, après s’en s’être assuré, qu’entre charolais et brie de Meaux, Morosini posa sa question :

— Vous n’ignoriez rien… ou presque des secrets de Simon. Nul n’a été plus proche de lui que vous…

— Je le pense effectivement… et m’en honore. L’avoir connu est un privilège que je suis heureux de partager avec vous et Vidal-Pellicorne qui avez été ses fidèles limiers. Interrogez-moi et si je peux je répondrai…

— Connaissez-vous cet artiste qui a réalisé pour lui les copies des pierres du pectoral ?

— Oui. J’avoue même avoir eu recours à son talent en deux ou trois circonstances et il me semble unique au monde. Vous avez besoin de lui ?

Il ne restait plus à Aldo, soulagé d’un grand poids, qu’à raconter les dessous de l’affaire Vauxbrun et le problème qui se posait à lui. Louis de Rothschild l’écouta sans se manifester avant qu’il n’en vienne à sa décevante quête des éventails.

— Permettez-moi de vous interrompre ! J’ai toutes les possibilités de joindre la reine Élisabeth de Belgique et les autres princesses...

— Jusqu’à les convaincre de vous montrer leurs éventails ?

— Je me fais fort d’y parvenir. Le commun des mortels connaît notre manie collectionneuse à nous autres, Rothschild ! Vous serez au moins rassuré sur ce point. Reste évidemment le dernier éventail dont on ne sait où il se trouve.

— C’est pourquoi j’ai pensé faire copier ce damné collier. Mais le temps imparti se rétrécit comme peau de chagrin…

— Je vais vous donner l’adresse du maître… Vous connaissez Amsterdam, j’imagine ?

— Assez bien.

— C’est là qu’il habite, fit le baron Louis en tirant un carnet de sa poche de poitrine, où il écrivit quelques mots avant de déchirer la feuille. N’hésitez pas à dire que vous venez de ma part…

Pour la première fois depuis pas mal de nuits, Aldo put goûter les joies d’un sommeil paisible. Avant de se coucher, il avait téléphoné à Venise pour prier Guy Buteau de lui envoyer, par le premier train, son secrétaire, Angelo Pisani, avec le livre où était reproduit le collier aux cinq émeraudes maléfiques…

8

LE LAPIDAIRE D’AMSTERDAM

En débarquant, le soir, à la Gare centrale, Aldo n’avait qu’une envie : aller se coucher dans un lit confortable avec quelque chose de bouillant, grog, vin chaud ou Dieu sait quoi. Le voyage à travers les plaines du nord de la France, de la Belgique et de la Hollande lui avait paru d’autant plus ennuyeux qu’il avait plu sans discontinuer sur le paysage. L’impression d’assister à un film de cinéma dont la pellicule serait brouillée. Il faisait encore plus mauvais, si possible, en arrivant à destination. Il ne s’attarda donc pas à contempler l’incroyable station terminale en briques rouges, bâtie sur le modèle du Rijksmuseum et longue de plusieurs centaines de mètres. Il s’engouffra dans un taxi en indiquant l’hôtel Krasnapolsky où il savait qu’il trouverait le nécessaire pour soigner ses bronches fragiles. Il couvait un rhume, c’était indubitable ! Il connaissait ce palace, pour être venu deux ou trois fois dans la capitale du diamant, et se souvenait que sur la place majeure de la ville, le Dam, où s’élevait le Palais royal et sous sa façade d’un modernisme hideux, se cachait le luxe le plus raffiné et le plus douillet qui soit. Milliardaires et artistes de renom s’y précipitaient avec une rare constance. Peut-être aussi parce que ce curieux édifice marquait une sorte de frontière entre les fastes officiels et certains quartiers chauds où florissaient bouges à matelots, prostituées en vitrine et les paradis artificiels de l’opium ou de la cocaïne.

N’ayant que le minimum de bagages, il eût par beau temps parcouru à pied la distance entre la gare et le Dam pour respirer l’air chargé d’iode de la mer du Nord en se mêlant aux nombreux passants, mais certes pas sous cette pluie désespérante. Aussitôt arrivé, il fila au bar boire un grog brûlant puis, nanti d’une chambre où l’acajou s’harmonisait avec les cuivres étincelants et le velours vert foncé, il se fit couler un bain bouillant, en ressortit rouge comme un homard, s’enveloppa d’un peignoir en épais tissu éponge et, pour finir, fit monter pour son dîner la traditionnelle soupe aux pois cassés – plat des plus complets avec ses saucisses, ses pieds de porc, son lard et ses divers légumes –, suivie de minces tranches d’édam, d’un café et d’un vieux genièvre. Après quoi, il avala deux comprimés d’aspirine et se mit au lit en compagnie du livre qu’Angelo Pisani lui avait apporté la veille avec une lettre de Guy Buteau l’assurant qu’au Palais Morosini il n’y avait rien à signaler, qu’aucun visiteur suspect ne s’était présenté, que la maison était un peu vide depuis le départ des enfants, de leur mère, de la fidèle Trudi et de la nourrice qui, après quelques mois, avait relayé Lisa pour nourrir le bébé Marco, au grand soulagement d’un père fort soucieux de la perfection du corps de sa femme… Enfin, Guy rendait compte de plusieurs transactions couronnées de succès…

Cette épître, en replongeant Aldo dans l’atmosphère de sa vie familiale, lui avait été bénéfique. Il l’avait placée en guise de signet à la page du livre représentant les émeraudes devenues son souci permanent mais évita de les contempler trop longtemps, conscient de la difficulté que rencontrerait l’artiste pour les recopier parfaitement et surtout dans le délai imparti… Finalement la fatigue l’emporta et il s’endormit d’un seul coup, oubliant même d’éteindre sa lampe de chevet.

Il n’avait pas davantage fermé rideaux et volets, et ce fut un rayon de soleil qui le réveilla : comme il avait bien dormi, il se sentait ragaillardi. Surtout quand il eut constaté que l’inquiétude pour ses bronches n’était plus fondée. Deux heures après, son livre sous le bras, il se dirigeait au pas de promenade vers le Judenbuurt – le quartier des Juifs – où habitait évidemment Jacob Meisel, le magicien en pierres précieuses.