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Elle arbora aussitôt la mine boudeuse d’une gamine à qui sa maman refuse de raconter une histoire en la mettant au lit. Elle sembla même si déçue qu’Aldo se demanda un moment s’il n’allait pas lui mettre un pouce dans la bouche faute de sucette à portée de la main… Il régla la note, se leva, salua :

— Je vous souhaite une bonne nuit, baronne !

— Moi… moi aussi ! On se retrouve demain au petit déjeuner ? ajouta-t-elle de nouveau pleine d’espoir. Et… vous me raconterez la suite ?

En regagnant sa cabine, Aldo pensa qu’il allait devoir renoncer aussi à ce premier repas qui était pour lui l’un des plaisirs d’un voyage ferroviaire international par la variété que l’on y trouvait. Il se contenta de prévenir le conducteur qu’il ne quitterait son sleeping qu’une fois le train entré en gare. Sans donner d’explications qu’en employé consciencieux Léopold ne lui demandait pas. Son lit était fait et il se coucha aussitôt, regrettant un peu d’avoir mis fin à une rencontre qui l’avait amusé et grâce à laquelle ses lourds soucis avaient fait trêve, mais la curiosité de cette jolie femme s’annonçait sans limites et il détestait, viscéralement, ce qui, de près ou de loin, pouvait ressembler à un interrogatoire !

Cependant il adressa au Seigneur une fervente action de grâce en pensant à ce qui aurait risqué de se produire si le mari jaloux qui devait le prendre pour l’amant de sa femme avait pu mettre un nom sur son visage…

Au matin, à peine le train eut-il serré ses freins qu’il jaillit de son compartiment – heureusement voisin de la portière ! – sauta sur le quai et prit sa course vers la sortie pour s’engouffrer dans un taxi…

C’était bien la première fois qu’il se comportait de façon si cavalière avec une femme mais il n’en éprouva qu’un regret fugace…

Dans la voiture qui le conduisait vers la place de Brouckère à l’hôtel Métropole qui avait ses préférences lorsqu’une affaire l’amenait dans la capitale belge, son regard accrocha un panneau-réclame à la gloire du chocolat Timmermans. Il haussa les épaules mais se promit d’en acheter avant de partir. Il adorait les produits du cacao et cette marque, il le savait, était la plus réputée d’Europe. Une façon comme une autre de demander mentalement pardon à la baronne Agathe de l’avoir plantée là, avant de la fuir avec tant de coupable désinvolture. Elle ne méritait peut-être pas ça !

DEUXIEME PARTIE

L’OMBRE S’ÉPAISSIT…

6

L’ÉVENTAIL ENVOLÉ

Avec sa débauche de bois précieux aux teintes chaleureuses, ses lumières douces, ses marbres, ses glaces miroitantes et son extraordinaire café baroque aux moelleux sièges de cuir, le Métropole de Bruxelles était l’un des quatre ou cinq hôtels du monde qu’Aldo Morosini préférait et c’était toujours pour lui une satisfaction d’y revenir. Il s’y sentait un peu chez lui et, en arrivant, il commença par se précipiter justement au café pour s’y faire servir un confortable petit déjeuner. Après quoi, il gagna sa chambre, prit une douche, se rasa, changea de vêtements, puis s’accorda une pause de réflexion et descendit dans le hall pour s’en aller conférer avec le portier qui, le connaissant depuis plusieurs années, l’avait reçu à son arrivée avec un visible plaisir :

— Je peux quelque chose pour Votre Excellence ?

— Si vous êtes toujours l’homme le mieux renseigné de Bruxelles, je pense que oui. En un mot, je voudrais savoir si le château de Bouchout est de nouveau occupé ou si…

— … s’il serait possible d’y faire une visite… en forme de pèlerinage ?

— C’est tout à fait ça ! Comment avez-vous deviné ?

— Votre Excellence n’est pas la première à me poser cette question. L’auréole tragique laissée par la défunte impératrice Charlotte frappe bien des esprits et il semble qu’avec le temps sa légende grandisse. Particulièrement auprès des femmes. Cela dit la visite n’est pas autorisée mais… lorsqu’il s’agit de personnes… distinguées, il arrive que le concierge consente à accompagner le visiteur ou la visiteuse dans son pèlerinage. Mais seulement l’après-midi.

— Moyennant, j’imagine, une honnête rétribution ?

— Cela va de soi.

— Merci, Louis… Ah, veuillez me faire livrer deux douzaines de roses rouges par le fleuriste d’à côté. Je les prendrai en partant… Vous me retiendrez aussi un taxi…

— Certainement, Excellence !

Un peu avant trois heures, Aldo, ses fleurs dans les bras, sortait de l’hôtel pour gagner le véhicule dont le voiturier lui tenait la portière ouverte quand quelqu’un de soyeux et de parfumé se jeta littéralement sur lui en s’écriant :

— Ah ! Vous êtes là ? J’aurais dû m’en douter… mais mon Dieu, quelle chance !

Agathe Waldhaus ! Emmitouflée de vison, des violettes de Parme piquées à son manchon, fraîche et volubile, c’était elle qui, une fois de plus, lui tombait dessus. Le voiturier rattrapa les roses de justesse.

— Baronne ! Je commence à croire que c’est votre façon habituelle d’aborder les gens ! Vous devriez prévenir…

— Oh, je suis tellement désolée ! Mais ne me gâtez pas ma joie de vous retrouver si vite ! Il y a là un signe du destin et je…

— Certainement pas ! Je vais même vous demander de m’excuser ! Comme vous le voyez, j’allais partir…

— Quelles jolies fleurs ! Vous avez rendez-vous avec une dame, j’imagine ?

Décidément, cette femme était collante et en plus elle était indiscrète. Il s’arma de froideur :

— C’est vrai ! Je vais voir une dame… et vous comprendrez que je ne veuille pas la faire attendre ?

— Je l’envie ! Néanmoins elle me concédera bien une ou deux minutes ? Il faut absolument que je vous parle ailleurs que sur un trottoir encombré ! Nous pourrions prendre le thé ensemble ?

— Désolé mais je compte le prendre où je vais !

— Alors venez dîner à la maison ! Ma mère sera positivement ravie de faire votre connaissance…

— Un plaisir que je partagerais volontiers si…

Soudain, il y eut des larmes dans les yeux dorés de la jeune entêtée :

— Ne refusez pas, je vous en supplie ! J’ai des choses à vous dire ! Tenez, voici notre adresse, ajouta-t-elle en lui fourrant dans une main un bristol tiré de son manchon. Soyez là à huit heures !

Cette fois, il n’eut pas le temps d’émettre le moindre son. Toujours à son allure de tempête, elle se dirigeait déjà vers un luxueux magasin de dentelles où elle disparut. Libéré, Aldo glissa la carte dans sa poche, et monta en voiture après avoir demandé au chauffeur s’il connaissait le château de Bouchout.

— Le portier m’a prévenu. Ce n’est pas loin. À la périphérie de la ville…

En s’installant au fond de la voiture, les fleurs posées à côté de lui, Aldo se sentit mécontent de tout et de lui-même. Il détestait se montrer grossier envers une femme et, en d’autres circonstances, il l’eût écoutée volontiers, mais son temps ni sa personne ne lui appartenaient plus… En outre, les problèmes conjugaux de la petite baronne ne pouvaient que lui compliquer la vie. Même si son dernier regard mouillé lui laissait un désagréable sentiment de culpabilité. Ce soir, au lieu de se rendre chez les dames Timmermans, il se ferait représenter par d’autres roses accompagnées d’un mot disant que, obligé de repartir à Paris, il lui serait impossible de venir leur présenter ses hommages…

Cette décision prise, il s’efforça de ne plus y penser.

Appartenant au domaine royal qu’en Belgique on concevait seulement entouré de parcs immenses plantés de beaux arbres, le château de Bouchout, rêvant sur un étang entouré de frondaisons magnifiques, apparut à Morosini comme essentiellement romantique : un vaisseau du passé à peine rattaché à la terre par le lien d’un pont-levis. En dépit de son donjon carré et de ses grosses tours rondes et crénelées, il n’avait rien de rébarbatif, peut-être à cause des nombreuses fenêtres dont on l’avait éclairé. Il était bien le cadre où pouvaient s’amarrer les rêves imprécis d’une princesse malheureuse…