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— Je ne dis pas que l’amour ne peut faire des miracles…

— Pas de miracle dans notre cas ! coupa Aldo, soudain amusé. C’est une Suissesse que j’ai épousée, donc une neutre ! Ces gens-là se sont toujours arrangés pour être bien avec tout le monde ! Les autres s’entretuent joyeusement autour d’eux et ils comptent les coups !

— Si tu avais dit : « ils comptent leurs sous », je demandais le divorce !

— Tu aurais eu tort, c’est une occupation hautement honorable à laquelle je ne déteste pas de m’adonner. D’ailleurs, à propos de sous, il me vient une idée : sauf s’il abrite actuellement une quelconque altesse royale, je vais aller au château de Bouchout. Avec quelques billets judicieusement distribués, il devrait être possible d’obtenir la permission de visiter, sous le prétexte de rendre un hommage peut-être un peu tardif mais un hommage tout de même. Il serait fort étonnant que l’on ait changé les gardiens. J’en apprendrai sans doute davantage qu’en allant poireauter durant des heures dans les cabinets ministériels ou autres. Lisa, veux-tu demander à l’aimable Joachim de consulter l’annuaire des trains et de m’en trouver un pour Bruxelles ?

— Je vais le chercher moi-même !

— Tu ne vas pas le priver de ce plaisir ? Il va être si heureux de me voir partir ! Pour celui-là, la guerre n’est pas finie !

— Oh ! protesta la jeune femme. Il faut toujours que tu exagères !

— À peine ! Ce bonhomme me déteste. Mais je le lui rends au centuple ! Tu paries qu’il me trouve un train ce soir ?

Trois heures plus tard, Aldo embrassait Lisa sur le quai de la gare devant le Vienne-Nuremberg-Francfort-Cologne-Bruxelles où il passerait la nuit. La présence de la jeune femme constituait une entorse au règlement que les Morosini s’étaient imposé depuis leur mariage : ne jamais accompagner jusqu’au train ou jusqu’au bateau celui qui s’en allait. Ils avaient pareillement horreur des adieux qui s’éternisent sur un quai, les dernières secondes étant les plus pénibles quand, l’un des deux penché à la fenêtre de son compartiment, on ne sait plus que dire ni que faire pour cacher ses larmes…

Cette fois, Lisa, prise de court, n’avait pas voulu se plier à la règle. Elle ne savait pas quand elle reverrait son époux et elle était consciente du peu de temps imparti par le bandit du bois de Boulogne. Trois mois déjà entamés pour retrouver – aiguilles dans une meule de foin – cinq pierres peut-être disséminées à travers l’Europe ou jetées dans une vieille boîte au fond d’une décharge à ordures… Elle était encore plus consciente du péril encouru s’il ne les retrouvait pas. Vauxbrun risquait de mourir et Aldo de tomber dans une chausse-trappe. Ou alors… mais elle ne voulait penser ni à elle ni aux enfants. Dans quelques heures, elle retournerait à Venise pour en ramener Antonio, Amelia et Marco derrière les murs rassurants du vieux palais familial…

L’annonce du départ sépara le couple :

— Va vite à présent, mon amour ! murmura Aldo en posant un dernier baiser au creux de la paume de sa femme. Et ne te tourmente pas trop ! Je n’ai rien à redouter tant que les trois mois ne sont pas écoulés. En outre, n’oublie pas qu’avec Adalbert nous nous sommes tirés de situations au moins aussi baroques !

— Je n’oublie pas, sois tranquille ! Mais fais attention ! Et que Dieu te garde !

Elle se détourna brusquement et courut vers la sortie tandis qu’Aldo escaladait les marches du wagon-lit. Un bruit de galopade le fit se retourner sur la dernière marche : une jeune femme maintenant d’une main son chapeau enfoncé sur la tête, traînant de l’autre une mallette en crocodile et une paire de renards argentés dans lesquels ses pieds montés sur talons hauts pouvaient s’emmêler à chaque pas et la jeter par terre, essayait d’attraper cette portière encore ouverte du train en criant :

— Attendez-moi ! Attendez-moi !

Aldo se pencha et l’agrippa juste au moment où le convoi s’ébranlait et la hissa à l’intérieur. Elle s’accrocha à son bras :

— Ah, Monsieur, sauvez-moi !

— Volontiers, mais de quoi, Madame ?

Il n’eut pas besoin de poser deux fois la question : la réponse arrivait spontanément, incarnée par un homme fortement moustachu, brandissant une canne à pommeau d’ivoire, visiblement lancé sur les traces de la dame mais qui, ayant environ le double de son âge, ne possédait pas la même pointe de vitesse. Il était en outre fort en colère, voulut atteindre l’une des barres de cuivre qui permettaient de monter dans le train déjà en marche mais se fit repousser avec décision par un pied vigoureux élégamment chaussé de daim marron. Il réussit malgré tout à garder son équilibre et vociféra :

— Fichue menteuse ! Oserez-vous me répéter que vous n’avez pas d’amant quand je vous prends…

Le train gagnant de la vitesse, la fin de la phrase se perdit dans les lointains de la gare. Le contrôleur s’était précipité vers le groupe forme par Aldo et la jeune femme, et se hâtait de refermer la portière.

— Quelle imprudence, mon Dieu ! Comment se fait-il que cette porte ne soit pas encore fermée ?

— Je crains que ce ne soit ma faute, commença Aldo, mais la dame lui coupa la parole tout en redressant son chapeau qui donnait de la bande :

— Vous n’allez pas le reprocher à ce monsieur, Léopold ? Sans lui je manquais le train, et sait-on ce qui aurait pu m’arriver avec ce furieux ?

Mais déjà le préposé baissait pavillon :

— Excusez-moi, Madame la baronne. C’est moi qui ai tort. Pour aider un collègue à résoudre un problème, j’ai quitté un moment mon poste et je ne vous ai pas accueillie comme… j’aurais dû mais je vous conduis immédiatement à votre…

— Puis-je vous faire remarquer que vous ne m’avez pas accueilli davantage ? lui reprocha Morosini.

— Ça, c’est vrai ! approuva l’inconnue avec bonne humeur et un amusant accent belge, et je vous en félicite : sans Monsieur, le train était fermé et j’étais prise au piège ! On peut dire que vous étiez là à point nommé ! Cela dit, occupez-vous de Monsieur, mon bon Léopold ! Je suis toujours au numéro 4 ?

— Toujours, Madame la baronne, mais…

— Laissez, je n’ai que cette mallette : j’irai seule…

Adressant un sourire éclatant à son sauveur, elle s’engagea dans le couloir. Le contrôleur s’enquit de l’identité de son voyageur :

— Morosini ! Ma place a été retenue au dernier moment.

Léopold s’épanouit, mais la dame avait fait demi-tour et revenait vers eux :

— Le prince Morosini ? De Venise ?

— C’est bien moi ! admit Aldo sans trop savoir s’il devait se féliciter ou regretter une renommée plutôt encombrante.

Mais déjà elle dégantait sa main pour la lui offrir :

— Ravie ! Absolument ravie de vous rencontrer ! Baronne Agathe Waldhaus ! J’espère que vous allez à Bruxelles ?

— Euh… oui ! Pourquoi ? fit-il en se penchant sur la main en question, fine et ornée de trois bagues de valeur.

— Parce que nous aurons largement le temps de faire connaissance ! Retrouvons-nous au wagon-restaurant pour le dîner !

Aldo s’inclina. Il n’y avait pas d’autre solution sous peine de passer pour un mufle, même s’il aurait de beaucoup préféré rester tranquillement dans sa cabine après s’être fait servir un plat et un peu de vin afin de réfléchir dans un demi-silence bercé par les boggies du train. Mais il aimait l’imprévu des longs voyages ferroviaires et cette petite baronne Agathe qui venait de faire preuve d’une telle détermination dans l’art de se débarrasser des importuns était amusante. Même s’il savait sur quoi roulerait la conversation. Son nom pour les dames de la bonne société ne s’écrivait-il pas diamants, rubis, émeraudes, saphirs, etc. ?

— Madame la baronne est une personne qui sait ce qu’elle veut ! déclara soudain Léopold, occupé à ranger les bagages de son passager.

— Vous la connaissez si bien ? remarqua-t-il en se calant dans l’angle de la fenêtre pour allumer une cigarette.