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— C’est elle qui a pris les émeraudes ?

Il y eut un silence. Eva venait d’arrêter sa marche agitée devant le grand portrait sur lequel elle posa des mains tremblantes d’adoration tandis que ses larmes se mettaient à couler. Aldo répéta doucement :

— Elle a pris les émeraudes ?

— Oui… mais sans le savoir ! À la suite de sa décision de s’en aller, d’abandonner mon Max à son peuple barbare pour aller se pavaner en Europe en échappant à la malédiction, j’ai voulu qu’elle paie enfin ses crimes ! Puisque les pierres vertes étaient maudites, il fallait qu’elles partent avec elle… Elle disait qu’elle reviendrait bientôt mais elle a tout emporté, ses robes, ses bijoux et tout ce qui avait de la valeur. J’ai pensé lui attacher les dieux malfaisants pour qu’ils la détruisent… et ils ont réalisé mon vœu ! À peine arrivée, elle est devenue folle !… folle à lier !… à enfermer !… à ligoter ! Ah ! le bonheur que j’ai ressenti en l’apprenant… J’avais réussi !… C’était merveilleux !… Oh, je me sentais si fière de mon stratagème !…

Elle riait et pleurait à la fois. Mme von Adlerstein la rejoignit et la prit dans ses bras pour la bercer comme un enfant malheureux.

— Et vous avez eu raison ! C’était en vérité une idée géniale…

— N’est-ce pas ? Oh, je suis… heureuse que ça vous ait plu ! C’était tout bête pourtant !

— Les meilleures idées sont toujours simples et celle-là…

Sous l’œil angoissé d’Aldo, le visage d’Eva s’illumina soudain :

— N’est-ce pas ? Et c’était tellement facile : mettre un double fond dans une de ses boîtes à éventail. Elle en avait une collection ! Elle adorait s’éventer en prenant des airs supérieurs… Un objet de risée ! Une pauvre insensée ! Voilà ce qu’elle est devenue à présent… au fond d’un vieux château ! Oh, je la hais… je la hais… Je la hais !

Le dernier cri s’acheva en sanglots si violents qu’ils attirèrent Fräulein Gottorp…

— Que se passe-t-il ? Oh, mon Dieu !

Écroulée contre la poitrine de la comtesse, Eva subissait une violente crise de nerfs. Voyant que la vieille dame peinait à la maintenir, Aldo l’écarta, enleva la malade dans ses bras et l’étendit sur son lit où Gottorp, armée d’une serviette et d’eau fraîche, le rejoignit :

— Vous devriez partir ! conseilla-t-elle. J’en ai pour un moment à la calmer.

— Peut-on vous aider ?

— Non, son médecin va venir… C’est étonnant ! Elle était si paisible ce tantôt. De quoi avez-vous parlé ? ajouta-t-elle d’un ton accusateur.

Plantant dans les yeux d’Aldo un regard qui lui ordonnait le silence, Mme von Adlerstein fit semblant de chercher puis déclara :

— Voyons ! Réfléchissons… tout se déroulait bien en effet. Nous parlions de choses sans importance quand le mot de Mexique est venu dans la conversation.

— Ah, Seigneur ! J’aurais dû vous prévenir…

— Pourtant ces portraits… ces objets doivent le lui rappeler à chaque instant ?

— Oh, ne me demandez pas d’expliquer ! Elle parle sans cesse de l’empereur, mais le nom du pays qui l’a tué est tabou !

— Croyez que nous sommes désolés…

— Vous ne pouviez pas savoir…

— Nous partons.

Dans la voiture qui les ramenait au palais Adlerstein, les deux visiteurs gardèrent le silence. Assez accablé pour Aldo. Il avait cru voir, un instant, s’ouvrir l’une des portes de l’Histoire. Or elle s’était seulement entrebâillée pour se refermer presque aussitôt. À Lisa qui les attendait des interrogations plein les yeux, il jeta :

— Ce dont nous sommes certains, c’est que le collier est revenu en Europe, et un temps, en Belgique, mais depuis la mort de l’impératrice Charlotte, Dieu sait ce qu’il a pu devenir…

— C’est elle qui l’avait ?

— Oui, mais sans le savoir…

— Explique ! Tu es à peu près aussi clair que l’Évangile selon saint Jean !…

— Lisa ! protesta sa grand-mère. Quel langage pour une chrétienne !

— Cela ne veut pas dire que j’aie perdu la foi ! Avouez qu’il est franchement obscur, l’évangile en question ?

— Vous en discuterez plus tard ! coupa Aldo, agacé. On a d’autres chats à fouetter…

Lorsqu’il eut fini de décrire la scène dramatique dont la maison de la Hohe Warte avait été le théâtre, ce fut au tour de Lisa d’entrer dans une brève méditation qu’elle acheva en demandant :

— Est-ce que quelqu’un connaît la date de cette mort ?

— Elle s’est éteinte le 19 janvier 1927, dit la vieille dame. Je m’en souviens parce que ma cousine Élisabeth est morte le même jour. Charlotte vivait depuis des années au château de Bouchout, pas loin de Bruxelles…

— Mais évidemment ! s’écria Lisa. Souviens-toi, Aldo ! Elle n’avait pas d’enfants et tu songeais à te rendre là-bas, pensant que la famille procéderait à une vente d’au moins une partie de ses bijoux parce qu’elle en avait beaucoup et de fort beaux. Et puis il n’y a rien eu…

— C’est vrai. Je pensais que la famille se les était partagés. Ce qui m’étonnait, mais avec les dégâts laissés par la guerre, on pouvait supposer que même des princes pouvaient préférer de l’argent à des diadèmes et autres bibelots… Quoi qu’il en soit, ils n’en ont rien fait. Ce qui met un point final à l’histoire.

— C’est ce qui s’appelle jeter le manche après la cognée ! s’indigna la jeune femme. Il devrait tout de même être possible à l’illustre maison Morosini d’obtenir quelques renseignements ? Tu as gardé, j’imagine, des correspondants en Belgique ?

— Surtout chez les joailliers. L’ex-Mina Van Zelden, brillante secrétaire s’il en fut, connaissait tout cela par cœur, sourit-il, faisant allusion au temps où Lisa, déguisée en Hollandaise et méconnaissable sous des habits dignes d’une quakeresse, avait travaillé pour lui en faisant preuve d’une rare compétence.

— Tu devrais aller en voir au moins un. Si les bijoux ont été partagés, je suis persuadée qu’ils savent entre qui et comment. Ces gens-là entretiennent des espions autour de toutes les maisons royales et des collectionneurs de renom…

— Tu n’oublies qu’une chose : le collier a été caché dans le double fond d’une boîte à éventail et n’a jamais fait partie de l’écrin de la pauvre Charlotte. Elle a pu en faire cadeau à quelqu’un ou alors les dames de son entourage ont pu recevoir, après sa mort, ses objets de coquetterie qui étaient autant de souvenirs. À ce propos, je trouve étrange cette histoire de double fond. Tel qu’il était, le collier devait être important. Il y avait les cinq émeraudes mais aussi la chaîne et les motifs d’or ciselé qui les reliaient. Une boîte à éventail – même un grand ! – peut-elle avoir les dimensions suffisantes…

— Je me demande, émit Grand-Mère, s’il n’aurait pas été démonté par l’un de ceux qui l’ont eu entre les mains ? Souvenez-vous, Aldo, Eva n’a parlé que des pierres. Pas une fois du collier. Si c’est le cas, la cachette devient crédible. Cinq émeraudes, même de cette taille, peuvent se dissimuler sans difficulté dans ces boîtes parfois imposantes, voire précieuses. Et l’impératrice en avait beaucoup. Au fond, elle n’est pas morte depuis si longtemps. Il devrait vous être facile d’obtenir de la cour de Belgique la liste des personnes qui l’entouraient et la servaient dans sa dernière résidence.

— Vous avez des relations, vous, à la cour de Bruxelles ?

— Quand la reine Marie-Henriette (11)était encore de ce monde, je vous aurais répondu oui, mais plus maintenant. Quant aux dames autrichiennes qui ont servi l’impératrice Charlotte au Mexique telles les comtesses Kinsky et Kollonitz, elles avaient quitté le pays bien avant la catastrophe. Enfin, la guerre a détruit la vieille complicité qui unissait jadis la noblesse d’Europe. Il ne reste que ceux qui ont combattu dans un clan et ceux de l’autre côté… Même les liens de famille tissés par mariage n’y ont pas résisté…

— Eh bien, et nous alors ? protesta Lisa. Je suis votre petite-fille et j’ai épousé un de ces Vénitiens qui haïssaient tellement l’occupant autrichien.