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— Dis-moi, Lisa ? Serais-tu en train de devenir mauvaise langue ?

— Mais je le suis depuis ma naissance, mon cœur ! Console-toi, même si tu ne dors pas chez Mme Sacher, tu auras droit à son sublime gâteau au chocolat et à l’abricot. Grand-Mère en a envoyé chercher ce matin en ton honneur ! Au fait, je ne t’ai pas demandé si tu as fait bon voyage…

On venait de franchir la sortie. Aldo s’arrêta, obligeant sa femme à en faire autant :

— N’en dis pas davantage, j’ai compris !

— Quoi ?

— Quand tu joues les moulins à paroles, c’est que quelque chose ne va pas. Alors explique-moi calmement ce qu’il y a ?

— Tu le demandes ?

Le sourire s’était effacé et les yeux violets de la jeune femme brillèrent d’un éclat liquide :

— Je meurs de peur, si tu veux le savoir ! Et cela depuis que je sais – en gros, parce que au téléphone tu n’es jamais prolixe – que ce fichu mariage a tourné à la catastrophe. Quant aux journaux français, ils se montrent d’une discrétion absolument inhabituelle chez eux. Et c’est pourquoi je suis ici… Je veux la vérité !

— Tu vas l’avoir. Je te demande simplement un peu de patience : jusqu’à ce que je puisse la partager entre toi et Grand-Mère. Je n’ai pas de goût pour le récit de Théramène… et je suis fatigué parce que je n’ai pas dormi de la nuit !

On s’était remis en marche et bientôt le chauffeur de Mme von Adlerstein ouvrait devant eux la portière de la limousine noire, salué par un :

— Comment ça va, Adolf ?

— Bien, grâce à Dieu, Excellence ! J’espère que le voyage a été bon ?

— Convenable, comme d’habitude…

Aldo fit monter Lisa, la suivit et à peine assis l’entoura de son bras pour l’attirer contre lui et ferma les yeux :

— Tais-toi ! Laisse-moi savourer ce moment délicieux auquel je ne m’attendais pas ! C’est bon, tu sais, d’être près de toi, de te toucher, de te respirer… même quand tu sens le loden mouillé !

Pour seule réponse, elle se redressa puis se pencha jusqu’à ce que ses lèvres caressent doucement celles de son époux. Un baiser léger mais prolongé qui le fit ronronner :

— Hmmmm !… C’est bon !… Encore, pria-t-il en la sentant s’écarter.

— Il ne faut jamais abuser des bonnes choses… et il n’y a pas des kilomètres entre la gare et la maison !

Cinq minutes plus tard, en effet, la voiture s’engageait dans Himmelpfortgasse, une rue étroite de la vieille ville où s’alignaient quelques palais, et, après s’être annoncée de deux coups de klaxon, franchissait un beau portail cintré de chaque côté duquel des atlantes chevelus aux muscles impressionnants soutenaient un admirable balcon de pierre ajourée.

Aldo aimait « Rudolfskrone », le vaste domaine de Mme von Adlerstein dans le Salzkammergut, autant qu’il détestait son palais viennois assez sombre et plutôt écrasant. Mais surtout parce que Joachim, le majordome, y régnait en potentat et qu’entre lui-même et ce tyran domestique il n’existait guère d’affinités. Et cela depuis leur première rencontre, sur le pas de la porte et de part et d’autre d’un panier à provisions. Aldo souhaitait un entretien avec la dame de ces lieux et Joachim l’avait carrément traité en indésirable. Par la suite, son titre de prince et aussi le mariage avec Lisa avaient sensiblement arrangé les choses mais Morosini restait convaincu qu’au-delà de l’obligatoire politesse, l’homme aux favoris – blancs et abondants qui lui donnaient une vague ressemblance avec François-Joseph – ne l’avait jamais adopté et qu’il eût cent fois préféré un nobliau autrichien à une altesse vénitienne reconvertie dans la « boutique »… Pour sa part, Aldo le détestait et c’était une raison de plus de préférer son cher hôtel Sacher lorsqu’une affaire quelconque l’attirait à Vienne ! Ce soir, heureusement, il y aurait Lisa et les fonctions du majordome s’arrêtaient au seuil des chambres à coucher ! Enfin… en principe !

Mais Aldo sentit la moutarde lui monter au nez quand, au lieu de faire porter les bagages dans la chambre de sa femme, on les conduisit de l’autre côté du grand palier, dans l’une des chambres d’apparat, une sorte de hall de gare meublé dans le style pompeux cher aux Habsbourg où la majeure partie du terrain était occupée par deux immenses lits de deux personnes accolés selon la mode du pays. Il s’apprêtait à ouvrir la bouche pour protester quand Joachim le devança en s’inclinant devant Lisa :

— Ce matin, un accident a eu lieu dans la salle de bains de Mme la princesse. Elle a été inondée et sa chambre aussi.

— Que s’est-il passé ?

— Le dernier gel a dû faire éclater une conduite et quelque chose s’est bouché. Le plombier a été prévenu…

— Allons voir ! décréta Aldo.

La chambre de sa femme n’avait rien à voir avec le mausolée dans lequel on voulait le faire coucher. Un seul lit à « la polonaise », habillé de satin broché vert céladon, de jolis meubles du XVIIIe italien ou français, des tentures assorties au lit. C’était un endroit charmant où Aldo avait de bien aimables souvenirs. Pour l’instant, un valet et une femme de chambre agenouillés achevaient d’éponger la salle de bains et l’on avait retiré les tapis sous lesquels le parquet était sec.

— Ce n’est pas grave au point de nous faire camper dans une succursale de la Hofburg où je ne fermerai pas l’œil de la nuit ! Tâchez de nous trouver des carpettes et nous nous servirons de la salle de bains du palier.

— Mais, Votre Excellence ! Mme la comtesse sera sûrement mécontente quand elle rentrera…

— Elle est à une messe de mariage à Laxenbourg, expliqua Lisa.

— J’en fais mon affaire ! s’entêta Aldo. Nous dormirons ici ! C’est ça ou nous allons nous réfugier chez Sacher !

Avec une satisfaction maligne, il vit s’emplir d’horreur les yeux de son ennemi tandis que, la mine crucifiée, il quittait le lieu du drame avec les autres serviteurs. Ce n’était qu’un détail sans importance mais ce coup de force domestique avait réconforté Aldo. Lisa se mit à rire quand, la porte dûment refermée, il la prit dans ses bras :

— Tu ne le soupçonnes tout de même pas d’avoir lui-même percé la conduite ?

— Je le crois capable de n’importe quoi pour m’être désagréable. Toi, je ne sais pas, mais moi je me sens incapable de t’aimer dans un endroit qui ressemble à la crypte des Capucins…

Ce qui n’était évidemment pas le cas sous le dais de satin du lit à la polonaise…

Chaque fois qu’il revoyait sa belle-grand-mère, Aldo éprouvait un sentiment d’admiration analogue à celui que lui inspirait Tante Amélie. Grande et mince comme elle mais toujours vêtue de noir et de blanc, elle avait un visage à peine ridé tenu haut par un long cou habillé d’une guimpe baleinée sous une couronne de tresses argentées. Il y retrouvait le sourire de Lisa et surtout les yeux de Lisa, leur rare teinte d’améthyste et leur vitalité. De son côté, Valérie von Adlerstein s’était prise d’affection pour ce petit-fils hors normes qu’à leur première rencontre elle avait plutôt maltraité (8).

Ce soir, elle était particulièrement sensible à la tension qu’elle devinait en lui et à l’inquiétude latente de son regard. Le merveilleux moment de détente qu’Aldo avait goûté avec Lisa depuis son arrivée lui avait fait du bien mais à présent le problème crucial qu’il avait à résoudre reprenait ses droits.

Avec sa précision coutumière, il avait retracé ce qui s’était passé depuis la déroute de Sainte-Clotilde pour finir par la séance du bois de Boulogne, ne gardant pour lui que le subit éclat de rire qui lui avait glacé le sang. Déjà, Lisa réagissait avec une anxiété qu’elle ne cherchait plus à cacher. Elle avait encore trop proche dans sa mémoire son angoisse quand, trois ans plus tôt, Aldo était tombé entre les griffes d’un malfaiteur impitoyable (9).

— Qu’adviendra-t-il si, au bout des trois mois, tu n’as pas réussi à mettre la main sur ce collier ?

— D’abord, tu devrais dire « nous ». Ce n’est pas gentil d’oublier Adalbert dont tu sais parfaitement qu’il va en prendre sa bonne part. Ensuite… je n’ai pas de réponse à t’offrir. Je n’en ai aucune idée… Sinon que Gilles sera vraisemblablement exécuté.