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Quand il eut vu Gaspard, porté plus qu’étayé par deux valets, disparaître en haut de l’escalier, Grüber lâcha son message :

— Le professeur est rentré aujourd’hui. Si cela n’ennuie pas Monsieur le prince, il est prêt à le recevoir tout de suite. Je préviens le chauffeur ?

— Pour accompagner M. Grindel… Pour moi un taxi suffira… Je le prierai d’attendre et il me ramènera après un bref passage à l’hôtel. Moi aussi j’ai besoin de ma brosse à dents !

Adalbert consulta sa montre pour la énième fois, ce qui eut le don d’agacer Plan-Crépin :

— Pour l’amour du ciel ! Regarder l’heure toutes les deux minutes ne le fera pas apparaître plus vite !

— Il est près de sept heures. La lecture du testament était prévue à trois heures ! Ça ne devrait pas durer si longtemps !

— Cela dépend ! apaisa Mme de Sommières rêveuse. J’ai déjà connu plus long. Par exemple quand les élus et ceux qui ne le sont pas se tapent dessus sous les yeux d’un notaire blasé. Il faut le temps de ramasser les morceaux.

— Après un meurtre, je serais surpris que ce soit aussi folâtre ! Quant à vous, Marie-Angéline, cessez donc de pianoter sur le bras de votre fauteuil ! Vous n’imaginez pas comme c’est irritant !

Elle jaillit aussitôt du siège en question et se précipita vers la porte où l’on frappait :

— Le voilà !

Elle eut à peine le temps d’ouvrir. Aldo apparemment était derrière et pénétrait en coup de vent :

— Ah, vous êtes tous là ! Tant mieux, je suis pressé. Pardon de vous avoir fait attendre, mais une foule de choses se sont passées depuis que je vous ai quittés…

Il allait embrasser sa tante : elle le repoussa pour le dévisager plus à son aise :

— Mais… tu as l’air bien gai ! C’est le testament qui t’a fait cet effet ? À moins d’hériter, c’est rare !

Il se mit à rire et se laissa tomber dans un fauteuil :

— Mais j’hérite, Tante Amélie ! De toute la collection Kledermann même ! Le seul ennui c’est qu’elle ait disparu !

Le chœur fut unanime :

— Disparu ?

— Eh oui ! Envolée ! Subtilisée bien proprement sans laisser la moindre trace d’effraction. Normal d’ailleurs puisque les assassins n’ont eu qu’à prendre la clef au cou de Moritz. Certes restent les codes des coffres mais il doit y avoir une explication…

— Et c’est cette joyeuse surprise qui te rend si heureux ? s’indigna Adalbert. Un rien t’amuse on dirait !

— Et si tu cessais de poser des questions idiotes ? Si je suis… plutôt satisfait c’est parce que nous avions deviné juste, toi et moi, à la morgue. Celui que nous venons d’enterrer n’est pas mon beau-père ! Je sors à l’instant de chez son médecin, le professeur Zehnder rentré depuis quelques heures des États-Unis où il était l’invité d’honneur d’un congrès international !…

— Et ? trépigna Plan-Crépin qui bouillait d’impatience.

— Et Kledermann n’a jamais eu de « fraise » à l’omoplate gauche !

— Il en est sûr ? demanda Tante Amélie.

— Ils se connaissent depuis l’université et il surveille son cœur depuis des années. C’est en débarquant en France qu’il a appris sa mort, et il déplorait de n’avoir pu rentrer à temps pour les funérailles. J’aime autant vous dire que j’ai été le bienvenu ! Quand je l’ai quitté, il était au téléphone pour obtenir une entrevue immédiate avec le chef de la police. Il veut l’exhumation !

— Pour ce faire, il faut l’autorisation de la famille, remarqua Tante Amélie.

— Je suis de la famille et je serais fort surpris que Lisa la refuse. Je retourne d’ailleurs à la Résidence car, outre vous informer, je suis venu chercher une valise. Grand-mère souhaite ma présence…

— Et… Lisa ?

— Elle voudrait me voir au diable !… Mais c’est sans importance. Je resterai là-bas jusqu’à ce qu’elles repartent toutes deux pour Vienne… et sans Frau Wegener que j’ai flanquée dehors en donnant l’ordre à Grüber d’interdire l’entrée au docteur Morgenthal. Quoi encore ? Il me semble que j’oublie quelque chose…

— Tu es trop énervé ! Ce ne serait pas le cousin Grindel par exemple ? fit Adalbert avec un large sourire.

— Mais si, bien sûr ! Je l’ai poliment prié de réintégrer ses foyers personnels. Qui ne sont pas loin de la Résidence d’ailleurs !

— Et il a accepté sans broncher ? Ça m’étonne un peu. Il est visiblement plus costaud que toi !

Aldo ôta ses gants pour montrer ses phalanges meurtries :

— La dernière fois que je l’ai vu, il était plié en deux… il projetait de m’étrangler alors je me suis servi de mon genou…

Marie-Angéline devint ponceau tandis qu’Adalbert éclatait carrément de rire :

— On a des manières de portefaix, Monsieur le prince ?

— On fait avec ce qu’on a ! Sur ce je vais récupérer une valise !

— Tu veux que je vienne avec toi ?

— Merci non ! Je préférerais que tu téléphones ces nouvelles à Langlois ! Cherche-le toute la nuit s’il le faut mais trouve-le ! Il saura se charger d’informer Warren.

— Et moi, je fais quoi ? gémit Plan-Crépin.

Aldo la prit aux épaules et posa un baiser sur la frange frisée qui ombrageait son front :

— Vous n’allez pas pleurer parce que vous n’avez rien à faire cette nuit ? Songez donc au travail qui nous attend ! Retrouver mon beau-père et sa collection va sûrement nous occuper tous un moment !

En rentrant au « palais » Kledermann, Aldo apprécia le calme qui l’entourait. Les jardins étaient aussi paisibles que le lac sur la surface lisse duquel glissait un rayon de lune. L’absence de nuages dévoilait un ciel étoilé qu’il salua d’un sourire, tenté d’y voir un présage favorable… Seule la présence de deux policiers en uniforme auxquels il fallut montrer patte blanche annonçait qu’il ne s’agissait pas d’une maison comme les autres…

Tout changea dès le seuil franchi : les échos d’une voix furieuse faisaient retentir le grand hall et Aldo n’eut pas besoin d’interroger Grüber qui lui ouvrait pour savoir que la source en était Lisa elle-même, une Lisa qu’il n’aurait jamais pu soupçonner posséder une telle puissance vocale : elle hurlait littéralement, aux prises avec une véritable crise de nerfs.

— Oh, Aldo vous voilà enfin ! exhala Mme von Adlerstein, en accourant à sa rencontre. Où étiez-vous passé ? J’ai cru que vous ne reviendriez jamais !

— Soyez sûre que je n’ai pas chômé et je vous apporte des nouvelles intéressantes. Mais pourquoi crie-t-elle ainsi ?

— Vous devriez vous en douter !… Pardonnez-moi mais je crois que vous avez eu tort de chasser Gaspard Grindel. C’est lui qu’elle réclame et… et je commence à craindre pour sa santé mentale…

— J’y vais ! Ce que j’ai à lui annoncer devrait la calmer…

Il grimpa l’escalier quatre à quatre, traversa le palier, entra sans frapper… et évita de justesse un tome des  Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand qui lui arrivait droit dessus. Il le ramassa :

— Comment avez-vous su que c’était moi ? J’espère tout de même que ce projectile n’était pas destiné à votre grand-mère ? Il pouvait la tuer !…

— Je savais parfaitement que c’était vous. Allez-vous-en ! Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas vous voir ici… chez moi !

— Encore ! C’est une manie ! En fait nous sommes toujours chez votre père… ce qui change les données !

Le regard violet fulgurant de colère se voila soudain :

— Comment pouvez-vous être aussi infâme d’oser ce distinguo alors que nous venons de le porter en terre ?…

— Non, Lisa ! Et c’est ce que je venais vous apprendre : l’homme dont nous avons célébré les funérailles n’était pas Moritz Kledermann !

— Pas… mon père ? balbutia-t-elle.

— Non ! Le cadavre trouvé à Biville portait ses vêtements, possédait sa montre, son passeport, son portefeuille et ce qu’il avait sur lui en quittant le Savoy dans la voiture de lord Astor, mais ce n’était pas lui !

— Vous mentez ! Je ne sais pas pour quelle raison mais vous mentez ! Gaspard l’a reconnu…