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Bien qu’il se félicitât d’avoir refusé l’invitation de son beau-père, Aldo ne pouvait se défendre d’une vague tristesse sur sa vie intime définitivement brisée puisqu’en dépit du plaidoyer, chaleureux à n’en pas douter, de Kledermann, Lisa s’en tenait à sa décision de ne plus revoir son mari, sinon peut-être devant un tribunal… Aussi se demandait-il ce qu’il allait faire chez lui, dans l’immense coquille que représentait son palais. Reprendre le travail évidemment… encore que, selon le jeune Angelo Pisani, son secrétaire, il n’y eût pas de gros problèmes à régler avant deux mois. Le flot des touristes et des voyages de noces qui envahissait la cité des Doges n’incitait guère les clients importants à se manifester. Il y avait aussi l’approche de la grande fête du Rédempteur où Venise éclatait de joie sous ses plus beaux atours. Celle-là non plus ne serait pas facile à supporter !…

Par orgueil il avait refusé la proposition d’Adalbert de l’accompagner. Il avait même trouvé un sourire pour lui dire :

— Autrefois, Guy et moi vivions en garçons à la maison. Il va seulement falloir s’y réhabituer !

Tante Amélie et même Plan-Crépin l’avaient encouragé dans cette voie. Mieux valait prendre la situation à bras-le-corps. En retrouvant sa passion pour les pierres royales, les joyaux célèbres ou non et leurs histoires, il se retrouverait lui-même !

— Et puis, conforta la marquise, ta femme n’a pas le droit de confisquer tes enfants. Comme il faudra bien qu’elle te les ramène et qu’elle ne les laissera jamais voyager avec leurs seules gouvernantes, il ne lui sera pas difficile de se retrouver en face de toi. Et alors…

— Ne rêvez pas, Tante Amélie ! Nous n’en sommes plus aux beaux jours d’autrefois. Elle ne me regardera même pas ! Ma présence a le don de l’exaspérer !

— Qui vivra verra ! émit Marie-Angéline sentencieuse.

Ce qui lui valu d’être vertement rabrouée :

— Si c’est tout ce que vous avez trouvé comme remonte-moral, Plan-Crépin, vous devriez chercher l’inspiration ailleurs ! Au fait, qui faut-il invoquer pour adoucir les épouses acariâtres ?

— Ma foi… je l’ignore ! Mais en s’adressant à Notre-Dame, on ne risque pas de se tromper !

On s’était séparés sur ces fortes paroles mais elles trottaient encore dans la tête d’Aldo tandis que le train le rapprochait de Venise. Alors il levait les yeux du journal qu’il s’efforçait de lire – bien incapable d’ailleurs de dire s’il s’agissait d’une critique littéraire, des cours de la Bourse ou des propos d’un quelconque ministre ! –, rencontrait le regard souriant de son vieil ami et se sentait mieux. Pour cet amoureux passionné de la Sérénissime, elle détenait le secret, sinon de la joie de vivre, du moins de la paix du cœur…

Et, de fait, quand enfin il toucha le sol en gare de Santa Lucia, Aldo retrouva son assurance. C’était « sa » terre et il lui ressemblait : une île exposée à toutes les tempêtes mais rattachée au continent par un double fil d’acier et de pierre. Il serait toujours heureux d’y revenir…

— Je n’ai pas voulu que Zaccharia vienne nous chercher, confia-t-il à Guy en lui offrant un bras… (Qu’il refusa !) Seulement Zian avec  Le Riva. J’ai hâte d’être à la maison !

Ils étaient là tous les deux au bord du quai, le gondolier-chauffeur et l’élégant canot automobile, avec le sourire éclatant du premier qui valait toutes les bienvenues du monde.

— Zaccharia voulait venir malgré vos ordres, expliqua-t-il en rangeant les bagages, mais je lui ai demandé de rester afin qu’il y ait quelqu’un pour accueillir ces Messieurs au palais…

— M. Pisani est déjà rentré chez lui ? Il n’est pas si tard ?

— Il n’est pas venu ! Il a pris froid et s’est excusé ce matin…

— Voilà autre chose ! Est-ce qu’au moins Livia est opérationnelle et nous a préparé à dîner ou faudra-t-il nous réfugier chez Montin ?

— Non, non ! Ces Messieurs peuvent être tranquilles : tout est prêt !

Comme à chaque arrivée de train, la foule affluait au bord du Grand Canal, une foule bruyante et agitée qui s’exprimait en diverses langues et que, après la chaleur du jour, l’approche de la nuit réveillait.

— Est-ce qu’il y a beaucoup de touristes en ce moment ? s’inquiéta Guy qui redoutait les bousculades.

— Oh oui ! M. Pisani et Zaccharia s’interrogeaient même hier s’il ne serait pas préférable de fermer la maison pour éviter les importuns… mais comme Monsieur le Prince et monsieur Buteau rentraient…

Le bateau démarra en douceur, se dégagea des autres embarcations, opéra une courbe gracieuse et se lança dans le Grand Canal, à vitesse réduite cependant, pour éviter les bateaux qui l’encombraient. On aurait dit que toutes les gondoles de Venise étaient dehors. De plus, on pouvait entendre de la musique venant de nombreuses fenêtres ouvertes.

— Je plains les jeunes couples en voyage de noces, soupira M. Buteau. Cela ne doit pas être évident de rêver aux étoiles au milieu de ce tintamarre !

— Oh, c’est encore pire au Lido ! dit Zian. Vous avez raison, c’est infernal. On a l’impression que Venise est prise d’assaut ! Dans notre coin, heureusement, c’est un peu plus calme.

Après avoir franchi la double courbe du Grand Canal,  Le Riva infléchit sa course vers la droite quand le bassin de Saint-Marc et la Salute furent en vue, ne pénétra qu’à peine dans un large canal, coupa les gaz et vint doucement jusqu’aux longues marches de pierre blanche encadrées de deux « palli » rubanés de noir et blanc. On était arrivés !

Un bref regard à la haute façade de son palais, et Aldo sauta à terre, offrit sa main à Guy au cas où il aurait eu besoin d’aide.

— Nous voici chez nous, mon cher ami ! s’écria-t-il avec un sourire radieux. En ce qui me concerne, pas mécontent d’être de retour !

— C’est toujours bon de retrouver sa maison ! approuva celui-ci en acceptant la main tendue plus pour le contact avec son ancien élève que par besoin réel tandis qu’au seuil éclairé par les deux lanternes de bronze Zaccharia en tenue de réception, plus empereur romain que jamais, leur souhaitait la bienvenue avant de les précéder dans le vaste vestibule où le personnel attendait aligné : Livia qui avait repris non sans talent les casseroles de la géniale Cecina la défunte épouse de Zaccharia, Prisca et Gelsomina qui veillaient au reste du palais, plus les deux filles de cuisine et les deux valets chargés de diverses tâches. Tous lui souhaitèrent une tonitruante « Bienvenue ! » qui lui alla droit au cœur, tandis que s’éloignait l’impression de solitude éprouvée durant le voyage en dépit de la présence de Guy.

Il y avait même Angelo Pisani qu’on lui avait dit malade !

— Qu’est-ce que vous faites-là, Angelo ? Je vous croyais au fond de votre lit ?

— Je m’y ennuyais trop ! Alors je suis venu… et très heureux d’y être !

Morosini les remerciait tous, avec une chaleur pleine d’émotion, quand un bruit singulier parvint à ses oreilles : le cliquetis d’une machine à écrire lancée à vive allure !… Cela venait de la porte restée entrouverte du secrétariat…

— Vous avez besoin d’un coadjuteur ? demanda-t-il à Pisani qui devint rouge brique. Les affaires sont florissantes à ce point ?

— Je… oui ! Je veux dire non… mais peut-être bien que…

L’abandonnant à son bredouillement, Aldo se dirigea vers le clac-clac toujours aussi actif, poussa la porte, se figea un instant sur le seuil puis le franchit et referma en s’adossant au vantail…

En face de lui, sous la lumière d’une lampe bouillotte, il voyait au-dessus d’un sévère chemisier de piqué blanc, et d’une veste de tailleur gris, une tête rousse aux cheveux tirés en chignon strict, de grosses lunettes d’écaille aux verres teintés, un visage dépourvu de maquillage…

— Mina !… murmura-t-il au bout d’un moment, écartelé entre un fou rire et l’envie de pleurer. Mina revenue ?…

Elle arrêta son travail, leva les yeux sur lui, toujours collé à sa porte, puis toussota pour éclaircir sa voix soudain enrouée :