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— Et vous aussi… Pour lui faire plaisir je suppose ?

— Ne dites pas de sottises ! Il connaissait mon père depuis notre enfance. Nous avons nagé tous les trois…

— Justement ! Vous, au moins, auriez dû savoir que la « fraise » à son omoplate n’existait pas mais il s’est arrangé pour vous mettre sous son influence et désormais ce qu’il affirme est parole d’évangile !

— Pourquoi pas ? Il m’aime lui, et il a risqué sa vie pour me sauver…

— … en me faisant tirer dessus ? Mais ça c’est une autre affaire ! Reste que demain matin, il devra répondre de son mensonge. Vous aussi peut-être puisque vous avez confirmé !

— Mais évidemment que j’ai confirmé ! Et je recommencerai ! Vous n’avez pas la moindre preuve à produire !

— Oh si ! Et irréfutable ! Le professeur Zehnder qui rentre tout juste d’un congrès en Amérique. Je l’ai vu cet après-midi et il certifie qu’il n’y a aucune marque de naissance sur le corps de votre père…

— Il aura oublié, fit Lisa avec un haussement d’épaules. Il y a si longtemps.

— Mais il a autre chose à révéler. Il…

Grand-mère intervint à cet instant :

— Ne lui dites pas ce que c’est, Aldo ! Elle le répéterait à Grindel et il pourrait s’arranger pour…

— Après tout vous avez raison ! soupira-t-il, toute sa joie retombée devant l’obstination de cette femme qui était la sienne, la mère de ses enfants, qu’il avait aimée et qu’il aimait encore ! Il avait l’impression d’avoir en face de lui un bloc de haine qu’il ne s’expliquait pas…

— De toute façon, répliqua-t-elle avec une assurance qui lui donna envie de la battre, Gaspard sortira vainqueur de tous les pièges que vous pourrez lui tendre !

La coupe déborda. Aldo explosa :

— Et c’est uniquement ce qui vous importe ? Vous ne pensez qu’à lui, vous ne voyez que lui et l’espoir que votre père soit vivant ne vous effleure même pas ? Il est flagrant que Moritz Kledermann n’est pas mort ! Et j’attendais de vous une explosion de joie ! Mais non ! Gaspard ! Encore Gaspard ! Toujours Gaspard ! Je commence à croire vraiment que ce qui vous importe c’est de partager avec lui la fortune de votre père ? Moi je ne vous en empêcherai pas mais il se peut que ce soit Moritz en personne qui revienne s’interposer dans ce beau projet car, sachez-le, Madame la princesse Morosini, je ferai mon maximum pour le retrouver afin qu’à défaut d’une mère il reste à mes enfants un grand-père à aimer !

Il serra les poings pour maîtriser l’envie de la frapper, vira sur ses talons et s’enfuit. Pas bien loin, seulement jusqu’au palier où il s’accrocha à la rampe de pierre et ferma les yeux, terrifié par l’image que sa mémoire profonde lui restituait. Il se revoyait à Venise, dans la bibliothèque de son palais, face à Anielka, la Polonaise qu’il avait épousée sous la menace d’un hideux chantage ! Il revoyait le ravissant visage, enlaidi par une gouaille odieuse, lui jetant à la figure, alors qu’il lui annonçait sa demande d’annulation en cour de Rome, qu’elle resterait princesse Morosini que cela lui plaise ou non et même s’il n’avait jamais voulu entrer dans son lit, parce qu’elle était enceinte d’un autre !…

Cette tentation de tuer, venue peut-être du fond des âges, il l’avait ressentie jusqu’au bout de ses doigts prêts à se refermer sur le cou délicat. Il s’était contenté de la gifler, si brutalement cependant qu’il l’avait envoyée à terre, une joue écarlate et une goutte de sang au coin des lèvres…

Ensuite il s’était enfui comme il venait de le faire mais sans avoir fait usage de sa force et la présence de sa grand-mère n’expliquait pas cette retenue. Il fallait la chercher en lui-même. Au moment de l’affrontement avec la fille de l’abominable Solmanski, il avait cessé de l’aimer depuis longtemps déjà alors que Lisa lui était toujours chère et qu’il souffrait cruellement de ce qu’elle se soit tournée vers ce cousin dont il savait qu’il était un malfaiteur et sans doute un criminel !

Une main se posant sur son épaule l’arracha à ses idées noires :

— Il ne faut pas lui en vouloir, mon cher garçon ! Depuis son séjour dans cette maudite clinique, Lisa n’est plus elle-même, je vous le répète. Au point qu’il m’arrive d’avoir peine à la reconnaître…

— Vous êtes bonne de vouloir me consoler, comtesse…

— Tst, tst… Vous pouvez toujours m’appeler grand-mère ! Les divagations de Lisa ne changent rien dans mon cœur, ni dans le fait incontestable que vous êtes le père de nos trois petits diables !

— Merci de me dire cela, mais…

— Je n’aime pas les « mais » quand il est question de mon cœur !

— Je m’en souviendrai. Cependant il y a à l’origine de tout ce drame une faute que je…

— Ah, vous n’allez pas me resservir ce refrain ? Je crois sincèrement qu’elle aurait fini par vous pardonner mais il y a eu cette tragédie : l’accouchement prématuré assorti de l’annonce qu’elle ne peut plus avoir d’enfants. Gaspard et sa clique ont misé là-dessus jusqu’à faire une sorte de lavage de cerveau. Sans cela – et j’en jurerais ! – elle vous aurait sauté au cou lorsque vous avez dit que son père était encore vivant…

— Du moins je l’espère ! On ne sait jamais comment tourne un enlèvement… et je suis certain qu’il est l’œuvre de Gandia associé à Grindel, et cette magouille il va falloir la prouver… avec tous les risques qu’une maladresse peut faire courir à un otage de cette importance !

— J’en ai pleinement conscience, mais je connais votre habileté quand vous partez en campagne, épaulé par ce brave Adalbert ! Avez-vous dîné ?

— Je n’en ai pas eu le temps… et n’en ai guère envie !

— Pourtant il le faut ! Et comme une réunion familiale me paraît hors de saison, je vais dire à Grüber de vous servir chez vous. Où Grüber vous a-t-il installé ?

— Je l’ignore, mais je suis persuadé qu’il ne me laissera manquer de rien. J’ai l’impression qu’il ne déborde pas de sympathie pour le cher cousin.

Elle se disposait à rejoindre l’appartement de Lisa mais s’arrêta :

— Je suppose qu’il va y avoir exhumation ?

— Le professeur Zehnder l’a demandée… aussi discrète que possible afin d’éviter la ruée de la presse. N’en parlez pas à Lisa ! Rien que le mot a une connotation pénible ! Et puis elle se hâterait d’avertir Grindel !

— Vous ne pensez pas qu’il sera convoqué ? Alors un peu plus tôt, un peu plus tard…

— Sans aucun doute… mais on peut lui réserver la surprise ?

— Pourquoi pas ? En effet ! Bonne nuit, Aldo !

— Bonne nuit, grand-mère !

Le lendemain soir, peu avant minuit, Aldo arrêta la voiture – la moins voyante parmi celles que contenait le garage de son beau-père ! – aux approches du cimetière mais ne descendit pas tout de suite :

— Offre-moi une cigarette ! dit-il à Adalbert qui l’accompagnait. J’ai oublié les miennes !

— Nerveux, hein ? compatit celui-ci en s’exécutant. Moi aussi si tu veux le savoir. J’ai beau avoir le cuir dur, je n’aime pas beaucoup revoir l’affreuse dépouille qu’on nous a montrée à Paris et j’éprouve un grand respect pour les médecins légistes : ils ont l’estomac drôlement bien accroché !

— On devrait commencer à s’y faire : c’est la troisième fois que ça nous arrive… et la première on a fait le travail nous-mêmes ! Seulement il y a des situations auxquelles on ne s’habitue pas…

— En attendant il faudrait peut-être y aller.

Gardé à l’intérieur par des agents en uniforme qui s’assurèrent de leur identité, le cimetière était obscur – la nuit était sans lune – mais on les guida jusqu’à l’allée plantée d’arbres au bout de laquelle la chapelle des Kledermann apparaissait faiblement éclairée de l’intérieur. Plusieurs personnes attendaient devant. Il y avait là le directeur de la police, le Wachtmeister Würmli, le professeur Zehnder, le patron des pompes funèbres, deux policiers en civil qui, sans l’encadrer vraiment, se tenaient près de Gaspard Grindel, lequel s’efforçait de dissimuler une évidente mauvaise humeur. Enfin, à leur grande surprise, le commissaire principal Langlois qui les rejoignit :