— Restez encore un peu, mon cher ami, puisque l'on vous en prie si gracieusement ! Votre demeure n'est pas loin et je suppose que vous ne craignez guère les malandrins.

Avec un sourire à l'adresse de sa fiancée, Garin se rassit. Catherine poussa un soupir de soulagement mais n'osa plus tourner les yeux vers l'homme qu'elle trahissait de la sorte. Elle se méprisait pour ce rôle qu'elle ne pouvait s'empêcher de jouer mais l'amour qui l'habitait était plus fort que les reproches de sa conscience. Tout plutôt qu'appartenir à un autre homme qu'Arnaud !

Quand, une heure plus tard, alors que le crève-feu était sonné depuis trois grands quarts d'heure et la nuit tout à fait noire, Garin prit enfin congé de Catherine et de ses hôtes, celle-ci le regarda d'un œil froid s'enfoncer dans l'ombre, vers la mort embusquée. Mais, comme on ne fait pas taire si aisément une conscience révoltée, elle ne ferma pas l'œil de toute la nuit.

Garin de Brazey n'est que légèrement blessé et Barnabé est arrêté...

La voix de Sara tira Catherine de la demi-somnolence où elle était tombée depuis l'aube. Elle vit l'ancienne bohémienne debout auprès d'elle avec un visage couleur de cendres, des yeux éteints, des mains qui tremblaient. Elle ne comprit pas tout de suite le sens des paroles de Sara. Il y avait dedans quelque chose d'absurde et d'incroyable... Mais, Sara, devant le regard chargé de stupeur de Catherine, répétait les mêmes mots terribles. Garin de Brazey vivant ? Au fond, ce n'était pas tellement grave et même, Catherine s'en trouvait vaguement soulagée.

Mais Barnabé arrêté ?

— Qui t'a dit cela ? demanda-t-elle d'une voix blanche.

— Jehan des Écus ! Il est venu mendier ici dès l'aube, avec son sac et sa sébile. Il n'a pas pu m'en dire plus long parce que le cuisinier de la maison s'approchait pour entendre ce que nous disions. C'est tout ce que je sais.

— Alors ai de-moi à m'habiller !

Catherine se souvenait, en effet, juste à propos, de la recommandation faite par le jeune truand quand il l'avait ramenée chez elle : venir le trouver, en cas de besoin, au portail de Saint-Bénigne.

C'était le moment où jamais ! En un tournemain elle fut habillée, coiffée et, comme tout l'hôtel de Champdivers était en plein émoi, elle put sortir sans trop donner d'explications. La nouvelle de l'attentat dont Garin avait été victime se propageait comme une traînée de poudre, portée de bouche en bouche et, par la ville chacun la commentait à sa manière. Catherine n'eut qu'à dire qu'elle s'en allait aux églises remercier Dieu d'avoir épargné son fiancé pour que Marie de Champdivers la laissât sortir avec Sara.

Dans le Bourg qu'elles traversèrent en hâte, les commères s'interpellaient d'une fenêtre à l'autre ou bien par petits groupes, s'arrêtaient pour commenter la nouvelle à l'ombre des enseignes de tôle peinte et découpée. Personne, au fond, n'était vraiment surpris. La fortune du Grand Argentier avait été trop rapide, son faste trop évident pour ne pas lui créer quelques ennemis. Mais Catherine et Sara ne s'attardèrent pas à écouter les commentaires. A mesure qu'elles approchaient de l'enceinte de la ville et des énormes bâtiments de l'abbaye Saint-Bénigne, l'une des plus grandes de France, Catherine pensait surtout à ce qu'allait encore lui apprendre Jehan des Écus. Elle sentait son cœur se serrer.

Sur la place où s'ouvraient à la fois le grand portail de l'église et l'entrée du monastère, il n'y avait que peu de monde. Quelques personnes seulement franchissaient le seuil sacré. Dans les hautes tours octogonales à la pierre neuve, couleur de crème épaisse, les cloches sonnaient le glas. Les deux femmes durent attendre le passage d'un convoi funèbre qui se dirigeait vers l'église. Des moines vêtus de bure noire portaient un brancard où reposait le mort, visage découvert.

La famille et quelques pleurants les suivaient : fort peu de monde en résumé car ce n'était pas un grand enterrement.

— Je ne vois pas Jehan, chuchota Catherine derrière son voile.

— Mais si ! Sous le porche... ce moine en froc brun.

C'était en effet le truand. Revêtu d'un habit de frère mendiant, besace au dos et bâton en main, il demandait la charité pour son couvent d'une voix nasillarde. Quand elle s'approcha de lui, Catherine vit qu'il l'avait reconnue car son œil brilla plus fort sous le capuchon poussiéreux. Elle vint droit à lui, mit une pièce dans la main tendue et murmura, très vite :

— Il faut que je vous parle, tout de suite.

— Dès que tous ces braillards seront rentrés, fit le faux moine, De profundis clamavi ad te Domine...

Quand tout le cortège eut pénétré dans l'église, il attira les deux femmes dans l'encoignure de la grande porte.

— Que veux-tu savoir ? demanda-t-il à Catherine.

— Ce qui s'est passé !

— Facile ! Barnabé a voulu faire le coup tout seul... c'était une affaire privée, qu'il disait, un trop gros risque pour le prendre avec des copains. Pourtant, à bien réfléchir, avec tout ce que l'Argentier trimballe toujours comme joaillerie sur lui, ça pouvait valoir la peine.

Mais Barnabé est comme ça ! Il a seulement accepté que je fasse le guet. Moi, je voulais qu'il prenne l'Assommeur avec lui, pour être plus sûr, tu comprends ? Brazey est encore jeune et Barnabé se fait vieux. Mais, va te faire fiche il est plus têtu qu'une mule d'abbé mitré.

Il a bien fallu faire ce qu'il voulait. Moi, je lorgnais du côté du Bourg et lui, il s'était caché derrière la fontaine qui fait le coin de la rue. J'ai vu arriver l'homme, suivi d'un seul valet, et j'ai sifflé pour avertir Barnabé, puis je me suis écarté. Quand l'Argentier est passé près de la fontaine, le vieux a sauté dessus avec tant de force qu'il l'a fait tomber de son cheval. Ils se sont battus un moment dans la poussière et moi je surveillais le valet. Mais ce n'était pas un brave. En bon couard, il s'est tiré au bout d'une minute en criant « miséricorde !... ». Ensuite, j'ai vu l'un des combattants se relever et je me suis élancé parce que je croyais que c'était Barnabé. Je voulais lui donner un coup de main pour jeter le cadavre à l'Ouche. J'avais même préparé quelques grosses pierres. Mais c'était l'autre. Barnabé était resté à terre et geignait comme femme en gésine.

— Il me semble que c'était le moment où jamais de lui donner de l'aide, coupa sèchement Catherine.

C'était bien mon intention ! Seulement, comme j'allais tirer mon eustache pour en découdre à mon tour avec le Garin, le guet a juste débouché de la rue Tâtepoire. Brazey les a appelés et ils ont rappliqué. Moi, j'ai eu juste le temps de me faire tout petit. Ils étaient tout de même un peu trop pour un pauvre truand tout seul ! acheva-t-il avec un sourire contrit.

— Et Barnabé ? Qu'est-ce qu'ils en ont fait ?

— J'ai vu deux gaffres qui le ramassaient et l'emportaient sans trop de cérémonie. Il bougeait pas plus qu'un cochon égorgé mais il n'était pas mort. Ça s'entendait au souffle ! D'ailleurs, j'ai entendu le chevalier du guet ordonner qu'on l'emporte à la prison. C'est là qu'il est maintenant... à la maison du Singe. Tu connais ?

Catherine fit signe que oui. Elle tordait nerveusement entre ses doigts un coin de son livre d'heures couvert de velours rouge, cherchant vainement la solution à ce nouveau problème qui se posait avec une terrible urgence : arracher son vieil ami à la geôle !

— Il faut le tirer de là, dit-elle, il faut qu'il sorte !

Un sourire sans gaieté releva d'un seul côté, la

bouche sinueuse du faux moine. Il fit tinter sa sébile de bois à l'adresse de trois commères, en bonnet et tablier, des marchandes du Bourg qui venaient prendre un air de messe entre deux ventes.

— Pour en sortir, il en sortira, mais peut-être pas comme tu le souhaiterais. On lui offrira une petite promenade au Morimont et une petite conversation avec le grand « Carnacier » de Monseigneur.

Le geste qu'il joignait à la parole était sinistrement explicite. Jehan avait, de son doigt tendu, fait le tour de son cou. Catherine se sentit pâlir.