La voix mesurée de Marie de Champdivers s'éleva :
— Il faudrait relever un peu ce pli, sur la gauche... Oui, juste sous le bras ! Il n'est pas gracieux... Voilà ! C'est bien mieux ! Mon enfant, vous êtes éblouissante mais je pense que ce miroir suffit à vous en convaincre.
— Merci Madame, sourit Catherine, contente malgré tout.
Depuis un mois qu'elle habitait l'hôtel de Champ- divers, elle avait vu s'enfuir une à une toutes ses préventions. La noble dame n'avait montré aucune morgue ni aucune ironie. Elle l'avait accueillie comme une vraie demoiselle, sans lui faire sentir sa naissance modeste et Catherine avait trouvé, en cette femme douce et bonne, une amie et une sûre conseillère.
Elle appréciait beaucoup moins le maître du logis. Guillaume de Champdivers, chambellan du duc Philippe et membre de son Conseil étroit, était un homme sec, brusque et assez bizarre. Son regard avait le don de provoquer un malaise en Catherine à cause de ce qu'elle pouvait lire dans ses prunelles d'une teinte mal définie. Quelque chose d'appréciateur, qui sentait son maquignon d'une lieue. Il y avait du trafiquant de chair humaine dans ce vieillard policé et silencieux qui n'élevait jamais la voix et que l'on n'entendait pas approcher. Par Sara, Catherine avait appris l'étrange origine de la belle fortune de son hôte et comment l'ancien maître des écuries de Jean- sans-Peur était devenu chambellan et conseiller d'État. Quelque quinze ans plus tôt, Guillaume de Champdivers avait livré sa fille unique, Odette, une exquise jeune fille qui n'avait pas seize ans, au duc Jean son maître.
Non pour son usage personnel mais bien pour en faire la maîtresse, la compagne de tous les instants, la gardienne et aussi, il faut bien le dire, l'espionne du malheureux roi Charles VI que la folie ravageait.
L'enfant pure et douce avait été livrée par un affreux maquignonnage, sans pitié, sans pudeur, à un malheureux dément dont la beauté native s'effritait lentement dans la saleté et la vermine. Car, tout le temps que duraient ses crises, parfois durant des semaines ou des mois, il n'était pas possible d'obtenir de lui qu'il se laissât laver.
Mais, alors même qu'il avait cru achever de poser une main conquérante sur le cerveau malade du Roi, Jean-sans-Peur lui avait apporté la seule chose qui pût adoucir le calvaire royal : la tendresse d'une femme. Car Odette avait aimé son malheureux prince et, auprès de lui, elle était devenue l'ange gardien, la fée patiente et douce que rien ne rebute. Une petite fille était née de cet étrange amour. Le Roi l'avait reconnue. Elle portait le nom de Valois. Et le peuple de Paris, qui haïssait la grosse Isabeau, ne s'était pas trompé, dans son simple bon sens, sur ce que représentait Odette. Spontanément, tendrement, il l'avait surnommée « La petite reine »... mais, au cœur de Marie de Champdivers, privée de sa fille depuis quinze ans, la blessure demeurait intacte, même si elle ne la montrait pas, même si elle cachait sous un sourire la rancœur amassée envers son mari.
Ainsi renseignée par Sara, Catherine avait donné spontanément une part de son cœur à la vieille dame sans se douter de la profonde pitié qu'elle lui inspirait. Marie de Champdivers connaissait trop la Cour et aussi les hommes pour n'avoir pas compris, dès le premier regard posé sur Catherine, que sa tâche était moins de préparer une épouse à Garin de Brazey qu'une maîtresse à Philippe de Bourgogne.
Comme Sara entrait dans la grande salle, un plateau à la main, la tailleuse se relevait et, fière de son œuvre, s'écartait de quelques pas pour juger de l'ensemble.
— Si messire Garin n'est pas satisfait, dit-elle avec un large sourire, il sera donc bien difficile ! Par la Bonne Vierge, vit-on jamais plus belle fiancée. Messire Garin, qui est tout juste rentré de Gand ce matin, se hâtera, je gage, de venir plier le genou devant sa future dame et...
Marie de Champdivers coupa court, d'un geste, au verbiage de la couturière sachant bien qu'elle ne s'arrêterait pas de sitôt si on la laissait faire.
— C'est très bien, ma bonne Gauberte, tout à fait bien ! Je vous ferai savoir si messire Garin a été satisfait. Laissez-nous maintenant.
Sur un regard, Sara emmena la tailleuse vers l'escalier. Catherine et son hôtesse demeurèrent seules. D'un joli mouvement plein de grâce, la jeune fille était venue s'asseoir sur un carreau de velours aux pieds de la vieille dame. Son sourire s'était effacé et avait fait place à un pli de tristesse sur lequel Marie de Champdivers passa un doigt léger comme pour l'effacer.
— L'annonce du retour de votre fiancé ne semble guère vous enchanter, petite ? Est-ce que Garin vous plaît ? Est-ce que vous ne l'aimez pas ?
Catherine haussa les épaules :
— Comment l'aimerais-je ? Je ne le connais qu'à peine. En dehors du matin où, à Notre-Dame, il m'a aidée à me relever, je ne l'ai vu qu'une fois, ici même, au soir de mon arrivée dans votre maison.
Depuis, il est à Gand avec le duc pour les funérailles de Madame la Duchesse. Et puis...
Elle s'arrêta, butant sur l'aveu difficile qu'elle ne put cependant retenir :
— Et puis, il me fait peur !
Marie de Champdivers ne répondit pas tout de suite. Sa main s'attardait sur le front de la jeune fille et son regard, absent, allait se perdre dans le rougeoiement du vitrail comme pour y chercher l'impossible réponse d'une question informulée.
— Et... le duc ? demanda-t-elle après une toute légère hésitation.
Comment le trouvez-vous ?
Catherine releva avec vivacité son front pensif. Un éclair de gaminerie moqueuse passa dans ses yeux.
— Un fort séduisant jeune homme, fit-elle en souriant, mais qui ne l'ignore pas assez ! Un seigneur de haute mine, bien disant, galant avec les dames, habile aux jeux de l'amour... du moins il en laisse courir le bruit : en résumé un prince accompli. Mais...
— Mais ?
— Mais, acheva Catherine en riant, si, comme on le dit, il ne me veut marier que pour me mettre plus sûrement dans son lit, il se trompe.
La stupeur ramena Marie de Champdivers des hauteurs mélancoliques où elle planait. Elle considéra la jeune fille avec un ahurissement comique. Ainsi, Catherine savait ce qui l'attendait ? Bien plus, elle songeait, très sérieusement, à envoyer promener le seigneur duc comme un vulgaire soupirant alors qu'il mettait tout en œuvre pour l'avoir.
— Y songez-vous ? fit-elle enfin. Repousser le duc ?
— Et pourquoi non ? Si je me marie, j'entends demeurer fidèle à mon époux ainsi qu'au serment de l'autel. Donc, je ne serai pas la maîtresse de Monseigneur. Il faudra bien qu'il en fasse son deuil.
Cette fois, Marie de Champdivers sourit, encore qu'un peu mélancoliquement. Si son Odette avait pu avoir, jadis, un peu de ce courage paisible et gai, cette solide détermination quand on l'avait livrée à Charles, tant de choses eussent pu changer ! Mais elle était si jeune alors ! Quinze ans, tandis que Catherine, elle, en avait plus de vingt.
— Messire Garin a de la chance, se contenta de soupirer la vieille dame. La beauté, la sagesse, la fidélité... Il aura tout ce que peut souhaiter l'homme le plus difficile.
Catherine hocha la tête et redevint grave :
— Ne l'enviez pas trop ! Nul ne sait jamais ce que l'avenir lui réserve.
Elle garda pour elle le fond de sa pensée, contenu tout entier dans un petit papier que Sara lui avait apporté le matin même avec son petit déjeuner et qui venait de Barnabé. Le Coquillart lui apprenait à la fois le retour de Garin et, aussi, que tout était prêt pour le soir même.
— Arrange-toi seulement pour retenir la personne auprès de toi jusqu'après le crève-feu, disait Barnabé. Cela ne devrait pas t'être difficile.
Le jour commençait à baisser quand Garin de Brazey franchit les portes de l'hôtel des Champdivers. Derrière les petits carreaux sertis de plomb qui garnissaient la fenêtre de sa chambre, Catherine le regarda avec un bizarre serrement de cœur, sauter à bas de son cheval.