— Cesse de rire comme une idiote ! Ce mariage me fait horreur, figure-toi et, si je l'accepte, c'est uniquement pour que vous ne pâtissiez pas d'un refus. S'il n'y avait que moi, je me serais déjà enfuie aux frontières de Bourgogne, retournée à Paris... chez nous !
Les deux sœurs étaient peut-être sur le point d'en venir aux mains, car Loyse ne cessait pas de rire méchamment, si Sara ne s'était glissée entre elles deux. Elle prit Catherine aux épaules et la repoussa loin de sa sœur.
— Calme-toi !... Il faut que tu écoutes ta mère, petite, c'est la sagesse ! Tu augmentes encore sa peine avec tes révoltes.
Jacquette, en effet, s'était laissée tomber sur la pierre de l'âtre, parmi les cendres et pleurait la tête dans son tablier. Catherine ne put endurer ce spectacle et se précipita auprès d'elle.
Ne pleurez plus, mère, je vous en supplie ! Je ferai ce que vous voudrez. Mais vous ne pouvez me demander de m'en aller d'ici, d'aller vivre chez des étrangers ?
C'était à la fois une prière et une interrogation. De grosses larmes roulaient sur les joues de la jeune fille tandis qu'elle nichait sa tête contre le cou de sa mère. Jacquette essuya ses yeux et caressa doucement les nattes blondes de sa cadette.
— Tu iras chez la dame de Champdivers, Catherine, parce que c'est moi qui te le demande. Vois-tu, messire de Brazey, dès les accordailles, viendra chaque jour, sans doute, te faire sa cour. Il ne peut venir ici ! La maison n'est pas digne de lui. Il y serait gêné.
— Tant pis, lança Catherine avec rancune. Il n'a qu'à rester chez lui !
— Allons, allons !... Il y serait gêné, dis-je, mais je le serais encore plus que lui ! La dame de Champ- divers est âgée, elle est bonne à ce que l'on dit et tu ne seras pas malheureuse auprès d'elle. Tu y apprendras les manières qui conviennent. Et, de toute façon, conclut tristement Jacquette en s'efforçant de sourire, il faudra bien que tu quittes cette maison pour t'en aller chez ton époux. Cette halte fera transition et quand tu entreras dans la maison de Garin de Brazey, tu seras moins dépaysée. D'ailleurs, rien ne t'empêchera de venir ici autant qu'il te plaira...
Catherine, navrée, avait l'impression que sa mère récitait là une leçon bien apprise. Sans doute l'oncle Mathieu l'avait-il chapitrée longuement pour l'amener à ce degré de résignation triste. Mais, justement parce que la pauvre Jacquette en était là, il était inutile de discuter. D'ailleurs, si Barnabé s'en mêlait, comme Catherine l'espérait, tout ceci ne serait bientôt plus qu'un mauvais rêve. Aussi capitula-t-elle.
— Très bien ! J'irai chez la dame Champdivers ! Mais, à une condition.
Laquelle ? demanda Jacquette qui ne savait plus si elle devait se réjouir de l'obéissance de sa fille ou se désoler de la voir se résigner si vite. — Je veux emmener Sara avec moi !
Quand elle se retrouva seule en face de Sara, le soir venu dans leur chambre commune, Catherine décida qu'il était temps de passer à l'action. L'heure n'était plus aux secrets ni aux cachotteries car, dès le lendemain, elles devaient toutes deux se rendre dans la belle maison du Bourg où habitait leur future hôtesse.
Aussi, sans perdre de temps, Catherine raconta- t-elle à Sara son équipée de la veille ; Sara ne sourcilla même pas en apprenant que le secret de ses fugues était découvert. Elle sourit même légèrement car elle avait compris, au son de la voix de la jeune fille, que celle-ci, non seulement ne la blâmait pas, mais encore la comprenait.
— Pourquoi me dis-tu cela ce soir ? demanda-t-elle seulement.
— Parce qu'il faut que tu retournes, cette nuit même, chez Jacquot de la Mer. Tu iras porter une lettre à Barnabé.
Sara n'était pas femme à discuter, ni même à s'étonner. Pour toute réponse, elle tira une mante sombre de son coffre et s'en enveloppa.
— Donne ! dit-elle.
Rapidement, Catherine griffonna quelques mots, les relut soigneusement avant de sabler l'encre fraîche.
« Il faut que tu agisses », écrivait-elle à Barnabé. « Il n'y a que toi qui puisses me sauver et souviens- toi que je hais l'homme que tu sais.
» Satisfaite, elle tendit le papier plié à Sara.
— Voilà, fit-elle. Fais vite.
— Dans un quart d'heure Barnabé aura ta lettre. Garde seulement la porte ouverte.
Elle se glissa hors de la chambre sans faire plus de bruit qu'une ombre, et Catherine eut beau tendre l'oreille, elle ne surprit pas le moindre bruit de pas, le moindre grincement de porte. Sara semblait avoir la faculté de s'évanouir dans l'air à volonté.
Sur son perchoir, Gédéon, le cou rentré, la tête au ras du corps, dormait d'un œil, l'autre surveillant attentivement sa maîtresse qui se livrait à une occupation inhabituelle à cette heure. Il pouvait la voir fouiller dans les coffres, en sortir des robes, les placer un instant devant elle, les deux mains appuyées à la taille puis les rejeter à terre à moins qu'elle ne les posât sur le lit.
Cette agitation inusitée incita l'oiseau à se manifester puisque apparemment l'heure du repos n'était pas encore venu. Gédéon se secoua, hérissa son étincelant plumage, tendit le cou et clama :
— Gloirrrrrre... au Duc !
Il ne le répéta pas deux fois. Lancée d'une main sûre, l'une des robes dédaignées par Catherine vint s'abattre sur lui, l'aveuglant complètement et l'étouffant à moitié.
— Qu'il aille au diable, le duc... et toi avec ! vociféra la jeune fille furieuse.
Sara rentra vers minuit. Catherine l'attendait toutes chandelles soufflées, assise dans son lit.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Alors, Barnabé te fait dire que c'est bien. Il te fera savoir, à l'hôtel de Champdivers, ce qu'il aura décidé... et aussi ce qu'il te faudra faire !
Le rayon de soleil bleu et rouge, fléché d'or, qui tombait d'un haut vitrail représentant sainte Cécile armée d'une harpe, enveloppait Catherine immobile au milieu de la grande pièce et la tailleuse accroupie à ses pieds, des épingles plein la bouche. Il s'en allait mourir, en touches légères, sur les vêtements sombres d'une dame âgée, toute vêtue de velours brun bordé de martre malgré la chaleur, qui se tenait assise bien droite dans un fauteuil de chêne et surveillait l'essayage. Marie de Champdivers avait un doux visage aux traits fins, au regard d'un bleu fané que la haute coiffure à deux cornes en précieuse dentelle de Flandres ennuageait délicatement. Mais ce qui frappait le plus, dans ce visage, c'était l'expression de profonde tristesse qu'atténuait l'indulgence du sourire. On sentait, en Marie de Champdivers, une femme minée par un chagrin secret.
Entre les mains de la meilleure faiseuse de la ville, le brocart rose et argent, naguère choisi par Garin de Brazey, était devenu une toilette princière dans laquelle la beauté de Catherine éclatait au point d'inquiéter son hôtesse. Comme Barnabé, la vieille dame pensait qu'une perfection aussi achevée portait en elle plus de germes mortels que de promesses de joie. Mais Catherine se contemplait dans le miroir d'argent poli avec une joie si enfantine que Mme de Champdivers se garda bien d'exprimer son sentiment intime. Le souple et chatoyant tissu, dont l'éclat était celui .d'une rivière sous l'aurore, tombait en plis nobles autour de la taille mince et s'allongeait sur les dalles en une courte traîne. La robe était d'une extrême simplicité. Catherine avait refusé tout ornement superflu en disant que le tissu se suffisait à lui- même. Mais le large décolleté, en V très ouvert, du corsage descendait jusqu'au ruban de taille placé presque sous la poitrine. Il laissait voir, dans son échancrure, la toile d'argent d'une robe de dessous sur laquelle brillait une floraison de perles roses, rondes et parfaites : le premier et fastueux présent de Garin à sa fiancée. D'autres perles encore bordaient la flèche d'argent du hennin pointu, ennuagé de mousseline rose pâle, et d'autres s'enroulaient autour du cou mince de la jeune fille. Dans le dos, la robe s'ouvrait en pointe basse, découvrant la naissance des épaules et le dos jusqu'à la hauteur des omoplates. Mais les longues manches épousaient les bras jusqu'au milieu de la main.