Une mauvaise porte aux planches disjointes fermait le galetas. La lueur d'une chandelle passait au travers et Catherine n'eut aucune peine à l'ouvrir. Une simple poussée suffit mais elle était si basse que la jeune fille dut se plier en deux pour passer. Elle se trouva alors dans un réduit obscur, sans fenêtre et tout encombré par la charpente enchevêtrée de la maison. Sous une grosse solive, auprès d'une chandelle de suif qui puait et coulait dans un plat d'étain, il y avait un grabat sur lequel Barnabé était couché, une cruche de vin à portée de la main. Il était très rouge mais il n'était pas ivre car son regard était clair quand il se posa, avec stupeur, sur la jeune fille.

— Toi ? Mais qu'est-ce que tu viens f... ici, mauviette... et à cette heure ?

Il se soulevait sur un coude et ramenait pudiquement sa chemise en loque sur la toison grise de sa poitrine.

— J'ai besoin de toi, Barnabé. Alors je viens te trouver comme tu m'avais dit de le faire, fit Catherine avec simplicité en se laissant tomber sur le pied du matelas qui perdait ses entrailles de paille par plus d'un trou. Est-ce que tu es blessé ? ajouta-t-elle en désignant le pansement crasseux autour du front du Coquillart, tout maculé de traces graisseuses de baume et de sang séché.

Il haussa les épaules avec insouciance.

— Rien ! Un coup de bêche que m'a assené un vilain que je priais poliment de me laisser compter ses économies avec lui. C'est déjà presque guéri.

— Tu ne changeras donc jamais ? soupira Catherine.

Elle n'était pas choquée par cette confession. C'était peut-être à cause de la flamme joyeuse qui brillait toujours dans les yeux de son vieil ami que les pires énormités sorties de sa bouche prenaient, comme par enchantement, un aspect inoffensif et presque amusant.

Que Barnabé fût un voleur, pire peut-être, ne changeait rien pour la jeune fille. Il était son ami, c'était tout ce qui comptait et, en dehors de cela, il pouvait bien être tout ce qu'il voulait. Mais, par acquit de conscience, elle se crut obligée d'ajouter :

— Si tu n'y prends garde, tu te retrouveras un matin sur le Morimont entre maître Blaigny et une bonne corde de chanvre. Et moi j'en aurai bien de la peine.

D'un geste vague, Barnabé rejeta au loin la déplaisante image, but un bon coup de vin, reposa sa cruche et s'essuya les lèvres avec sa manche en loque.

Puis il se cala confortablement dans ses chiffons crasseux.

— Allez, maintenant, raconte ce qui t'amène... Quoique je m'en doute.

— Tu sais ? fit Catherine sincèrement surprise...

— Je sais en tout cas ceci : le duc Philippe t'ordonne d'épouser Garin de Brazey et pour obliger ce grand bourgeois à convoler avec la nièce d'un Mathieu Gautherin, il te donne une dot considérable. Le duc Philippe sait toujours ce qu'il fait...

La stupeur arrondit, en cercles presque parfaits, les yeux changeants de la jeune fille. Barnabé avait une manière à lui de dire les choses comme si elles étaient toutes normales et comme s'il était très naturel qu'un truand fût si bien au courant de ce qui se passait dans le palais des princes.

— Comment sais-tu tout cela, balbutia-t-elle.

— Je le sais, cela doit te suffire ! Et je vais même t'en dire plus, petite. Si le duc veut te marier, c'est parce qu'il est plus commode, dans une ville comme celle-ci où la bourgeoisie est puissante, de faire sa maîtresse d'une femme mariée que d'une jouvencelle. Il est prudent, le duc, et entend mettre toutes les chances de son côté.

— Alors, fit Catherine, je ne comprends plus. Le sire de Brazey ne semble guère du bois dont on fait les maris complaisants.

C'était l'évidence même et la justesse de ce raisonnement frappa Barnabé. Il se gratta la tête, esquissa une affreuse grimace.

— Je reconnais que tu as raison et je comprends mal pourquoi il a choisi son grand argentier plutôt qu'un autre en dehors du fait qu'il n'est pas marié. Garin de Brazey est tout ce qu'on veut, sauf facile à manier. Peut-être le duc n'avait-il personne d'autre sous la main parmi ses fidèles ! Car il est évident qu'il désire surtout, par ce mariage, t'introduire à sa Cour. Je suppose que tu as accepté. Une union pareille ne se refuse pas.

— C'est ce qui te trompe. J'ai refusé jusqu'ici...

Patiemment, Catherine refit alors pour son vieil ami le récit de son aventure de Flandres. Parce qu'elle sentait que les secrets n'étaient plus de mise, elle raconta tout ; comment elle avait rencontré Arnaud de Montsalvy, comment, retrouvant vivant le souvenir qu'elle croyait bien mort, elle s'était éprise de lui au premier regard, comment l'appel de Mathieu l'avait arrachée de ses bras au moment où elle allait se donner à lui. Elle parlait, parlait sans effort, tout naturellement, ayant aboli toute pudeur. Assise sur le coin du matelas, les mains nouées autour des genoux, les yeux perdus dans l'ombre noire des solives, elle semblait réciter pour elle-même une belle histoire d'amour. Barnabé retenait sa respiration pour ne pas rompre le charme, car il comprenait qu'à cet instant, Catherine l'avait oublié.

Quand la voix de la jeune fille s'éteignit, le silence s'étendit entre les deux interlocuteurs. Catherine avait ramené son regard sur son vieil ami. La tête sur la poitrine, Barnabé réfléchissait.

— Si je comprends bien, dit-il au bout d'un moment, tu refuses Garin de Brazey parce que tu veux te garder toute à ce garçon qui te hait, te méprise et t'a tout juste épargnée parce que tu es femme... ou bien parce que, dans cette auberge et blessé par surcroît, il craignait de ne pas s'en tirer. Tu n'es pas un peu folle, dis-moi ?

— Crois-le ou ne le crois pas, riposta Catherine sèchement, mais il en est ainsi. Je ne veux pas appartenir à un autre homme.

Tu diras ça au duc, grogna Barnabé. Je me demande ce qu'il en pensera. Quant à Garin, comment comptes-tu t'en tirer ? Pas d'illusions, il est prêt à obéir au duc. C'est un trop fidèle serviteur pour ça... et aussi tu es une trop belle fille pour qu'on te refuse. Toi, tu n'as pas davantage le droit de dire non sous peine d'attirer sur les tiens la colère du seigneur. Et il n'est pas tendre notre bon duc. Alors ?

— C'est pour ça que je suis venue te voir...

Catherine s'était relevée et s'étirait, engourdie par sa position courbée. Sa fine silhouette s'allongea dans ; la lueur dansante et rouge de la chandelle. La masse dorée, fulgurante de sa chevelure l'enveloppait d'une sorte de gloire qui serra soudain le cœur du Coquillart.

La beauté de cette fille devenait insoutenable et Barnabé du fond de son affection plus inquiète qu'il ne voulait bien l'admettre, sentit qu'elle était de celles qui déchaînaient les guerres, font s'entre-tuer les hommes et apportent bien rarement le bonheur à leurs propriétaires, tant l'excès en tout peut devenir dangereux. Il n'est jamais bon de dépasser de si haut le niveau commun...

Il acheva de vider le pot de vin puis le jeta à terre d'un geste indifférent. Le pot se brisa et quelques débris roulèrent dans la poussière loin du grabat.

— Qu'attends-tu de moi ? demanda-t-il calmement.

— Que tu rendes impossible ce mariage. Je sais que tu disposes de moyens nombreux... et d'hommes aussi. Il est peut-être possible de m'empêcher de me marier sans que j'aie à refuser et sans que Garin de Brazey ait à se dresser contre son seigneur.

— Ce qu'il ne fera pas. Alors, ma chère, je ne vois qu'un seul moyen : la mort. Pour toi ou pour Garin. Je suppose que tu ne tiens pas à mourir ?

Incapable de répondre, Catherine secoua la tête, les yeux obstinément baissés sur ses souliers poussiéreux. Barnabé ne se trompa pas à ce silence.

— Alors, c'est pour lui ! C'est bien ça, n'est-ce pas ? Pour rester fidèle à je ne sais quel amour stupide, tu condamnes froidement un homme à mort... et quelques autres avec, car tu ne supposes pas qu'une fois le grand argentier défunt, le Prévôt ducal se croisera les bras ?