— Merci, dit-elle seulement.
Mi-soulagée, mi-inquiète, à cause de l'étrange attitude de Garin, Catherine, escortée de Sara, rentra à l'hôtel de Champdivers où la maîtresse de maison lui délivra une homélie sur la modestie et la retenue qui conviennent à une véritable dame et, à plus forte raison, à une jeune fille. Catherine écouta sans protester, heureuse de la tournure que prenaient les événements. En effet, il ne lui venait même pas à l'idée de mettre en doute la parole de Brazey. Il avait dit qu'il ferait libérer Barnabé et elle était sûre qu'il le ferait. Il n'y avait qu'à attendre...
Malheureusement, la demande en grâce de l'argentier arriva trop tard. Le vieux truand avait été mis à la torture pour lui faire avouer les raisons de son geste et n'avait pas résisté : il était mort sur le chevalet, sans rien dire. Ce fut Jehan des Écus qui vint dès le lendemain matin, apprendre la nouvelle à Sara.
Enfermée chez elle, Catherine désespérée sanglota toute la journée, pleurant son vieil ami et se reprochant amèrement de l'avoir envoyé, bien inutilement, à une mort aussi cruelle. Des images du passé lui revenaient en foule: Barnabé et sa houppelande à coquilles, vendant ses fausses reliques au portail de Sainte-Opportune, Barnabé dans son antre de la Cour des Miracles, ravaudant ses habits ou discutant avec Mâchefer, Barnabé à l'assaut de la maison de Caboche, Barnabé dans la barque qui les emmenait au fil de la Seine, ses longues jambes étendues devant lui, récitant des vers...
Au soir de ce triste jour, Sara apporta à Catherine un petit paquet soigneusement cacheté que lui envoyait Garin de Brazey. Quand elle l'eut ouvert, elle vit qu'il contenait une dague toute simple, au manche de corne simplement gravé d'une coquille et qu'elle reconnut aussitôt : la dague de Barnabé, celle qui lui avait servi à frapper Garin... Deux mots l'accompagnaient, rien que deux mots :
« Je regrette !... » avait seulement écrit Garin.
Un long moment, Catherine garda dans sa main l'arme grossière. Ses larmes ne coulaient plus. La mort de Barnabé marquait la fin d'un chapitre de son existence et le début d'un autre. Dans sa paume, le manche de corne se réchauffait, reprenait vie comme si la main du Coquillart l'eût quitté l'instant précédent... Lentement, Catherine se dirigea vers le petit coffret de bois sculpté que lui avait donné l'oncle Mathieu et y déposa la dague. Puis elle alla s'agenouiller devant une petite statue de la Vierge Noire qui ornait un coin de sa chambre et devant laquelle brûlaient deux cierges. La tête dans ses mains, elle pria longtemps pour laisser à son cœur le temps de se calmer.
Quand elle se releva, elle avait pris la décision de ne plus lutter contre son destin. Puisqu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, puisque tout semblait se liguer contre sa liberté, elle épouserait Garin de Brazey. Mais nulle puissance au monde, pas même le duc Philippe, ne pourrait arracher de son cœur celui qui l'occupait tout entier, sans espoir mais sans partage. Elle ne cesserait pas d'aimer Arnaud de Montsalvy.
Malgré le surcot d'hermine qui lui emprisonnait les hanches et le buste par-dessus sa robe de brocart bleu argent et malgré la houppelande doublée de même fourrure jetée sur ses épaules, Catherine se sentait glacée jusqu'aux os. Elle devait serrer les lèvres pour empêcher ses dents de claquer. Dans la petite chapelle romane du château de Brazey, le froid de décembre mordait cruellement en dépit des tapis et des carreaux de velours jetés sous les pieds des assistants.
Et, dans sa chasuble rutilante, le prêtre à l'autel, avait l'air transi tandis que les petits clercs s'essuyaient subrepticement le nez à leurs manches.
La cérémonie du mariage avait été brève. Comme dans un songe, Catherine s'était entendu répondre « oui » à la question de l'officiant.
Sa voix n'avait été qu'un souffle. Le vieillard avait dû se pencher pour le recueillir. Garin, lui, s'était engagé d'une voix calme, indifférente...
De temps en temps, le regard de la jeune femme glissait vers celui qui était maintenant son mari. Le froid intense de cette journée d'hiver ne paraissait pas avoir plus de prise sur lui que le fait de prendre femme.
Il se tenait debout auprès d'elle, bras croisés, fixant l'autel de son œil unique avec cette étrange expression de défi qui avait tant frappé la jeune fille, lors de leur première rencontre, à Notre-Dame. Ses vêtements de velours noirs, ourlés de zibeline, ne semblaient pas plus épais que d'habitude et il ne portait pas de houppelande sur son pourpoint court. Pas de joyaux non plus, à l'exception d'une grosse larme de diamant merveilleusement pure, qu'un léopard d'or, piqué dans les plis de son chaperon, portait entre ses griffes. Lorsqu'il s'était déganté pour prendre dans les siens les doigts glacés de Catherine, elle avait été surprise de constater combien cette main était chaude.
Garin avait tellement l'air d'une statue de plus dans cette église !
Quand elle se releva, après l'Élévation, Catherine sentit glisser sa houppelande et voulut la retenir. Mais deux mains, rapides et légères, la replacèrent vivement sur les épaules frissonnantes. Se détournant à demi, elle remercia Odette de Champdivers d'un sourire. Ces quelques mois écoulés depuis la mort de Barnabé lui avaient du moins valu une amie : la fille des Champdivers enfin revenue au pays.
Trois mois plus tôt, le 21 octobre, le malheureux roi Charles VI avait vu s'achever son calvaire et s'était éteint, entre les bras de sa jeune maîtresse, dans la solitude de son hôtel Saint-Pol. Seule désormais, en butte aux vexations d'une Isabeau d'autant plus haineuse que l'obésité la rendait quasi impotente, la « petite Reine » était revenue dans sa Bourgogne natale. Une amitié spontanée avait aussitôt rapproché la douce jeune femme qui avait été l'ange du roi fou et la belle créature qu'abritait l'hôtel de Champdivers. Odette savait pourquoi Garin épousait Catherine, elle savait dans quel but le duc Philippe avait voulu faire une noble dame d'une petite bourgeoise et elle plaignait son amie. Car, si elle-même avait connu l'angoisse d'être livrée à un homme inconnu, du moins le ciel lui avait-il accordé la grâce d'aimer cet inconnu, malgré sa démence et au-delà même de ce qu'elle pensait pouvoir donner d'amour. Mais Catherine pourrait-elle aimer l'orgueilleux et sensuel Philippe qui ne reculait devant rien pour satisfaire son désir Odette, dans la sagesse de ses trente-trois ans, en doutait fort.
La messe se terminait. Garin offrait maintenant à sa femme son poing fermé pour qu'elle y appuyât ses doigts. Les portes de vieux chêne s'ouvrirent en grinçant sur la campagne enneigée. Un coup de vent s'engouffra dans l'église et vint incliner les flammes des gros cierges de cire jaune de l'autel tandis que les rares assistants de ce mariage sans joie, frissonnaient. Un groupe compact de paysans transis, aux nez bleuis et aux mains rouges, tassés les uns contre les autres pour avoir plus chaud, se tenait à la porte et se mit à crier «
Noël » sans grande conviction tant chacun avait hâte de rentrer chez soi. De sa main libre, Garin prit une poignée de pièces d'or dans son escarcelle et les jeta à la volée dans la neige. Les paysans hurlèrent et se précipitèrent à quatre pattes, se battant presque.
Tout cela avait l'air irréel et sinistre. Et, se rappelant les joyeuses noces auxquelles bien souvent elle avait assisté chez des confrères de l'oncle Mathieu ou chez des paysans de la Côte, Catherine se dit qu'elle avait rarement vu mariage aussi lugubre. Jusqu'au ciel bas, d'un vilain gris jaune, lourd de neige à venir et où passait le vol criard des corbeaux, qui ajoutait à la tristesse de ces épousailles...
Le visage piqué par le froid, le souffle court, Catherine se mordait les lèvres pour retenir ses larmes. Sans la bonne Marie de Champdivers et sans la chaude amitié d'Odette, elle eût été affreusement seule en ce jour, si important dans la vie d'une femme. Ni Jacquette, ni Loyse, ni le brave oncle Mathieu n'avaient eu l'honneur d'être conviés par le seigneur de Brazey, malgré les prières de Catherine.