— Si quelqu'un est coupable dans cette affaire, c'est moi, dit-elle fermement. Je ne peux pas laisser Barnabé mourir ainsi, à ma place somme toute ! Ne peut-on le faire évader... avec de l'or ? Beaucoup d'or?
Elle pensait aux parures que lui avait données Garin et qu'elle était prête à sacrifier de bon cœur. Le mot avait eu un effet magique sur Jehan dont les yeux s'étaient mis à briller comme des chandelles.
— Ça pourrait se faire ! Seulement je ne crois pas que Jacquot de la Mer marcherait, belle Catherine. On ne t'a pas à la bonne chez lui !
On dit que tu as embobiné un brave truand à cause d'histoires ridicules. Pour tout dire, vaudrait mieux ne plus te montrer chez nous.
On ne t'écouterait même pas et il pourrait t'arriver malheur. Il n'est pas tendre Jacquot quand il estime qu'on lui doit quelque chose.
— Mais vous, implora Catherine. Vous ne voulez pas m'aider ?
Jehan ne répondit pas tout de suite. Il réfléchit un moment, haussa ses épaules inégales :
— Moi si, parce que je suis un imbécile qui n'a jamais su résister à une jolie fille. Mais qu'est-ce qu'on peut faire, tous les deux, toi et moi
?
Sans répondre, la jeune fille baissa la tête pour cacher ses larmes qui montaient. Sara la tira par sa mante, lui désignant discrètement quelques femmes qui entraient à l'église et considéraient avec curiosité le groupe que tous trois formaient. Jehan agita sa sébile et demanda la charité d'un ton pleurard. Les femmes passées, il chuchota
: — Restez pas là... Je vais réfléchir et vous ferai savoir s'il me vient une idée. Après tout il n'est pas encore exécuté, Barnabé... et l'autre n'est pas mort, cet Argentier de malheur...
L'évocation de Garin avait subitement séché les larmes de Catherine. Une idée lui venait. Une idée folle, peut-être, ou désespérée, ce qui est bien souvent la même chose. Elle saisit le bras de Sara.
— Viens ! dit-elle d'un ton si décidé que la gitane s'étonna.
— Où donc, mon cœur ?
— Chez messire de Brazey. Il faut que je lui parle...
Sans laisser à Sara le temps de protester, Catherine fit demi-tour et quitta Saint-Bénigne. Quand elle avait pris une décision, elle s'y tenait et se hâtait de la mettre à exécution sans peser davantage le pour et le contre. Sur ses talons, Sara s'essoufflait à lui représenter qu'une telle visite, de la part d'une jeune fille, n'était .pas séante, que la dame de Champdivers leur ferait certainement de vifs reproches, que Catherine risquait sa réputation en se rendant chez un homme, fût-il son fiancé, mais la jeune fille, le front buté, les yeux à terre, poursuivait son chemin sans l'écouter.
Laissant à main droite l'église Saint-Jean, elle s'engouffra dans l'étroite rue Poulaillerie, toute caquetante de poules, d'oies et de canards. Les maisons basses, pittoresques avec leurs enseignes peinturlurées de couleurs criardes et leurs antiques emblèmes hébraïques étaient des vestiges du temps où cette rue était celle de la juiverie. Garin de Brazey habitait à l'extrémité du Bourg, un grand hôtel hautain, défendu de hauts murs, qui faisait l'angle de la rue Portelle où les orfèvres avaient leurs luxueuses boutiques.
Quand elle déboucha dans le Bourg, les chaudières des tripiers ronflaient. Catherine se boucha le nez pour éviter l'écœurante odeur de sang et de graisse. Le marché battait son plein et il était difficile d'avancer entre les étals des bouchers installés jusqu'au milieu de la rue et les installations des paysannes avec leurs paniers de légumes. Il régnait là une atmosphère de foire qui, ordinairement, amusait beaucoup Catherine. Mais ce matin toute cette agitation l'agaçait. Elle allait s'engager dans la rue de la Parcheminerie, tournant le dos au Bourg bruyant, quand un homme attira son attention.
Grand et fort, tout vêtu de cuir roussi, il avait de longs bras et se tenait un peu voûté, ce qui le faisait ressembler à quelque grand singe. Des cheveux gris, coupés carrément, dépassaient d'un capuchon de drap rouge. Il avançait lentement, armé d'une longue baguette blanche avec laquelle il désignait les denrées qu'il désirait acquérir et que les marchands, craintifs, se hâtaient de déposer dans le panier d'une servante qui suivait. La vue de cet homme fit frissonner Catherine mais ce fut Sara qui traduisit leur subite angoisse commune.
— Maître Joseph Blaigny, chuchota-t-elle.
Catherine ne répondit pas, détourna la tête. C'était, en effet, le bourreau de Dijon qui faisait son marché...
Le visage du blessé faisait une tache pâle au fond de la chambre qui parut à Catherine immense et fort sombre. De grands volets de chêne peint, à demi tirés devant les hautes fenêtres à meneaux garnies de vitraux interceptaient presque toute la lumière du soleil et quand, à la suite d'un valet, elle pénétra dans la chambre, elle dut s'arrêter un moment pour accoutumer ses yeux à cette pénombre.
Une voix lente, lointaine, se fit entendre.
— Quelle faveur extrême, ma chère !... Je n'aurais osé espérer de vous un tel intérêt...
Il y avait à la fois de l'ironie, de la surprise et un peu de dédain dans cette voix, mais Catherine ne s'attarda pas à analyser ce que pouvait penser le maître du logis. 11 lui fallait aller jusqu'au bout de l'étrange mission qu'elle s'était donnée. Elle fit quelque pas. A mesure qu'elle s'avançait, ses yeux distinguaient mieux les choses et le somptueux mais sévère décor. Garin était couché sur un grand lit dans le coin le plus éloigné de la chambre, face aux fenêtres. Ce lit était tout tendu de velours violet, uni, et sans autre ornement que les cordelières d'argent, maintenant relevés les épais rideaux. Au chevet, on pouvait voir les armes du seigneur de Brazey et son énigmatique devise « Jamais » qui se répétait plusieurs
fois en bandeau. « Une devise qui refuse ou qui repousse, mais qui ou quoi ? » pensa Catherine.
Garin la regardait approcher sans mot dire. Il portait un vêtement de même couleur que le lit, qui disparaissait sous les draps et la courtepointe faite d'une immense fourrure noire, mais il était nu-tête si l'on exceptait un léger pansement au front. C'était la première fois que Catherine le voyait sans chaperon et elle eut l'impression de se trouver en face d'un étranger. Auprès de ce visage pâle et des courts cheveux bruns, striés de fils d'argent, le bandeau noir prenait une valeur plus tragique, plus évidente que sous l'ombre du chaperon. Catherine sentait son assurance la fuir à mesure qu'elle avançait sur les glissantes dalles de marbre noir, gagnant l'un après l'autre les îlots plus stables d'un archipel de tapis aux coloris assourdis. Il n'y avait que peu de meubles dans cette chambre dont les murs de pierre se tendaient eux aussi de velours violet : une crédence d'ébène supportant d'exquises statuettes d'ivoire finement travaillé, une table, entre deux sièges en X
tirés près d'une fenêtre et sur laquelle étincelait un échiquier d'améthyste et d'argent, mais surtout un immense et fastueux fauteuil d'argent massif et de cristal, surélevé, ainsi que le repose-pieds assorti, par deux marches recouvertes de tapis. Un véritable trône...
Ce fut ce siège seigneurial que Garin désigna de la main à la jeune fille. Elle monta d'un pas mal assuré, mais reprit confiance quand ses mains purent s'accrocher fermement aux bras d'argent. Elle toussota pour s'éclaircir la voix et demanda :
— Avez-vous été gravement blessé ?
Je commençais à me demander si vous aviez perdu la voix. En vérité, Catherine, depuis que vous êtes entrée dans cette pièce, vous avez l'air terrifié de l'accusé qui entre au tribunal. Non, je ne suis pas gravement atteint, je vous remercie. Un coup de dague dans l'épaule et une bosse à la tête. Autant dire rien. Vous voilà rassurée ?
La sollicitude qu'elle venait d'affecter écœura soudain Catherine. Elle se sentait incapable de feindre plus longtemps. Au surplus, à quoi bon se réfugier derrière le paravent commode des paroles mondaines quand la vie d'un homme était en jeu ?