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Deux choses le tirèrent de son extase, le bruit que firent les voitures en repartant et un coup violent qu’il se donna contre une charrue oubliée sur la route.

Son estomac aussi commençait à crier famine.

– Heureusement, se disait Gilbert, j’ai de l’argent, je suis riche.

On sait que Gilbert avait un écu.

Jusqu’à minuit, les voitures roulèrent.

À minuit, on arriva à Saint-Dizier. C’était là que Gilbert avait l’espoir qu’on coucherait.

Gilbert avait fait seize lieues en douze heures.

Il s’assit sur le revers du fossé.

Mais à Saint-Dizier on relaya seulement; Gilbert entendit le bruit des grelots qui s’éloignaient de nouveau. Les illustres voyageurs avaient rafraîchi seulement au milieu des flambeaux et des fleurs.

Gilbert eut besoin de tout son courage. Il se remit sur ses jambes avec une énergie de volonté qui lui fit oublier que, dix minutes auparavant, ses jambes faiblissaient sous lui.

– Bien, dit-il, partez, partez! Moi aussi, tout à l’heure, je m’arrêterai à Saint-Dizier, j’y achèterai du pain et un morceau de lard, j’y boirai un verre de vin; j’aurai dépensé cinq sous, et pour mes cinq sous je serai mieux réconforté que les maîtres.

C’était avec son emphase ordinaire que Gilbert prononçait ce mot maîtres, que nous soulignons à cet effet.

Gilbert entra comme il se l’était promis à Saint-Dizier, où l’on commençait, l’escorte étant passée, à fermer les volets et les portes des maisons.

Notre philosophe vit une auberge de bonne mine, servantes parées, valets emmanchés et fleuris aux boutonnières, bien qu’il fût une heure du matin; il aperçut, sur les grands plats de faïence à fleurs des volailles, sur lesquelles une forte dîme avait été prélevée par les affamés du cortège.

Il entra résolument dans l’auberge principale: on mettait la dernière barre aux contrevents; il se baissa pour entrer dans la cuisine.

La maîtresse de l’hôtel était là, surveillant tout et comptant sa recette.

– Pardon, madame, dit Gilbert, donnez-moi, s’il vous plaît, un morceau de pain et du jambon.

– Il n’y a pas de jambon, mon ami, répondit l’hôtesse, Voulez-vous du poulet?

– Non pas; j’ai demandé du jambon, parce que c’est du jambon que je désire; je n’aime pas le poulet.

– Alors c’est fâcheux, mon petit homme, dit l’hôtesse, car il n’y a que cela. Mais croyez-moi, ajouta-t-elle en souriant, le poulet ne sera pas plus cher pour vous que du jambon; aussi prenez-en une moitié, un tout entier pour dix sous, cela vous fera votre provision pour demain. Nous pensions que Son Altesse royale s’arrêterait chez M. le bailli et que nous débiterions nos provisions à ses équipages; mais elle n’a fait que passer, et voilà nos provisions perdues.

On pourrait croire que Gilbert ne voulut point, puisque l’occasion était si belle, et l’hôtesse si bonne, manquer l’occasion unique qui se présentait de faire un bon repas, mais ce serait complètement méconnaître son caractère.

– Merci, dit-il, je me contente de moins; je ne suis ni un prince ni un laquais.

– Alors je vous le donne, mon petit Artaban, dit la bonne femme, et que Dieu vous accompagne.

– Je ne suis pas un mendiant non plus, bonne femme, dit Gilbert humilié. J’achète et je paye.

Et Gilbert, pour joindre l’effet aux paroles, enfonça majestueusement sa main dans le gousset de sa culotte, où elle disparut jusqu’au coude.

Mais il eut beau fouiller et refouiller en pâlissant, dans cette vaste poche, il n’en tira que le papier dans lequel était renfermé l’écu de six livres. L’écu, ballotté, avait usé son enveloppe, qui était vieille et macérée, puis la toile de la poche, qui était mûre, enfin il s’était glissé dans la culotte, d’où il était sorti par la jarretière débouclée.

Gilbert avait débouclé ses jarretières pour donner plus d’élasticité à ses jambes.

L’écu était sur la route, probablement aux bords du ruisseau dont les flots avaient tant charmé Gilbert.

Le pauvre enfant avait payé six francs un verre puisé dans le creux de sa main. Au moins, quand Diogène philosophait sur l’inutilité des écuelles de bois, n’avait-il ni poche à trouer, ni écu de six livres à perdre.

La pâleur, le tremblement de honte de Gilbert émurent la bonne femme. Assez d’autres eussent triomphé de voir un orgueilleux puni; elle, elle souffrit de cette souffrance si bien peinte sur les traits bouleversés du jeune homme.

– Voyons, mon pauvre enfant, lui dit-elle, soupez et couchez ici; puis demain, s’il faut absolument que vous partiez, vous continuerez votre route.

– Oh! oui, oui! il le faut, dit Gilbert, il le faut, pas demain, mais tout de suite.

Et, reprenant son paquet sans vouloir rien entendre, il s’élança hors de la maison pour cacher dans l’obscurité sa honte et sa douleur.

Le contrevent se referma. La dernière lumière s’éteignit dans le bourg, les chiens eux-mêmes, fatigués de la journée, cessèrent d’aboyer.

Gilbert demeura seul, bien seul au monde, car nul n’est plus isolé sur la terre que l’homme qui vient de se séparer de son dernier écu, surtout quand ce dernier écu est le seul qu’il ait possédé jamais!

La nuit était obscure autour de lui: que faire? Il hésita. Retourner sur ses pas pour chercher son écu, c’était se livrer d’abord à une recherche bien précaire; puis cette recherche le séparait à tout jamais, ou du moins pour bien longtemps, de ces voitures qu’il ne pourrait plus rejoindre. Il résolut de continuer sa course et se remit en chemin; mais à peine eut-il fait une lieue, que la faim le prit. Calmée ou plutôt endormie un instant par la souffrance morale, elle se réveilla plus mordante que jamais, lorsqu’une course rapide eut recommencé de fouetter le sang du malheureux.

Puis, en même temps que la faim, la fatigue, sa compagne, commença d’envahir les membres de Gilbert. Avec un effort inouï, il rejoignit encore une fois les carrosses. Mais on eût dit qu’il y avait conspiration contre lui. Les voitures ne s’arrêtaient que pour relayer, et encore relayaient-elles si rapidement, qu’au premier relais le pauvre voyageur ne gagna pas cinq minutes de repos.

Cependant il repartit. Le jour commençait à poindre à l’horizon. Le soleil apparaissait au-dessus d’une grande bande de vapeurs sombres dans tout l’éclat et toute la majesté d’un dominateur; il promettait une de ces ardentes journées de mai qui devancent l’été de deux mois. Comment Gilbert pourrait-il supporter la chaleur du midi?

Gilbert eut un instant cette idée consolante pour son amour-propre, que les chevaux, les hommes et Dieu même étaient ligués contre lui. Mais, pareil à Ajax, il montra le poing au ciel, et s’il ne dit point comme lui: «J’échapperai malgré les dieux», c’est qu’il connaissait mieux son Contrat social que son Odyssée.