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Le carrosse entra. La Brie déposa la malle sur ses ressorts avec un indicible mélange de joie et d’orgueil.

– Je vais donc monter dans les carrosses du roi, murmura-t-il, emporté par son enthousiasme, et croyant être seul.

– Derrière, mon bel ami, répliqua Beausire avec un sourire protecteur.

– Quoi! vous emmenez La Brie, monsieur, dit Andrée au baron; et qui gardera Taverney?

– Pardieu! ce fainéant de philosophe!

– Gilbert?

– Sans doute; n’a-t-il pas un fusil?

– Mais avec quoi se nourrira-t-il?

– Avec son fusil, pardieu! et il fera bonne chère, soyez tranquille: les grives et les merles ne manquent point à Taverney.

Andrée regarda Nicole; celle-ci se mit à rire.

– Voilà comme tu le plains, méchant cœur! dit Andrée.

– Oh! il est fort adroit, mademoiselle, riposta Nicole, et soyez tranquille, il ne se laissera pas mourir de faim.

– Il faut lui laisser un ou deux louis, monsieur, dit Andrée au baron.

– Pour le gâter. Bon! il est déjà assez vicieux comme cela.

– Non, pour le faire vivre.

– On lui enverra quelque chose, s’il crie.

– Bah! dit Nicole, soyez tranquille, mademoiselle, il ne criera pas.

– N’importe, dit Andrée, laisse lui trois ou quatre pistoles.

– Il ne les acceptera point.

– Il ne les acceptera point? Il est bien fier, ton M. Gilbert.

– Oh! mademoiselle, ce n’est plus le mien, Dieu merci!

– Allons, allons, dit Taverney, pour rompre tous ces détails dont son égoïsme se fatiguait, allons, au diable M. Gilbert! le carrosse nous attend, montons en voiture, ma fille.

Andrée ne répliqua point, elle salua du regard le petit château, et rentra dans le lourd et massif carrosse.

M. de Taverney s’y plaça près d’elle. La Brie, toujours vêtu de sa magnifique livrée, et Nicole, qui semblait n’avoir jamais connu Gilbert, s’installèrent sur le siège. Le cocher enjamba un des chevaux en postillon.

– Mais M. l’exempt, où se place-t-il? cria Taverney.

– À cheval, monsieur le baron, à cheval, répondit Beausire en lorgnant Nicole, qui rougissait d’aise d’avoir si vite remplacé un grossier paysan par un élégant cavalier.

Bientôt la voiture s’ébranla sous les efforts de quatre vigoureux chevaux; et les arbres de l’avenue, de cette avenue si connue d’Andrée, commencèrent à glisser des deux côtés du carrosse et disparaître un à un, tristement inclinés sous le vent d’est, comme pour dire un dernier adieu aux maîtres qui les abandonnaient. On arriva près de la porte cochère.

Gilbert s’était placé droit, immobile à cette porte. Le chapeau à la main, il ne regardait pas, et pourtant il voyait Andrée.

Elle, penchée de l’autre côté de la portière, cherchait à voir le plus longtemps possible sa chère maison.

– Arrêtez un peu, s’écria M. de Taverney au postillon.

Celui-ci retint ses chevaux.

– Çà, monsieur le fainéant, dit le baron à Gilbert, vous allez être bien heureux; vous voilà seul comme doit être un vrai philosophe, rien à faire, pas de gronderie à essuyer. Tâchez au moins que le feu ne brûle pas tandis que vous dormirez, et prenez soin de Mahon.

Gilbert s’inclina sans répondre. Il croyait sentir le regard de Nicole peser sur lui d’un poids insupportable; il craignait de voir la jeune fille triomphante et ironique, et il craignait cela comme on peut craindre la morsure d’un fer rouge.

– Allez, postillon! cria M. de Taverney.

Nicole n’avait pas ri, comme le craignait Gilbert; il lui avait même fallu plus que sa force habituelle, plus que son courage personnel pour ne pas plaindre tout haut le pauvre garçon qu’on abandonnait sans pain, sans avenir, sans consolation; il lui avait fallu regarder M. de Beausire, qui avait si excellente mine sur son cheval qui caracolait.

Or, comme Nicole regardait M. de Beausire, elle ne put voir que Gilbert dévorait Andrée des yeux.

Andrée ne voyait rien, elle, à travers ses yeux mouillés de larmes, que la maison où elle était née et où sa mère était morte.

La voiture disparut. Gilbert, si peu de chose déjà pour les voyageurs un instant auparavant, commençait à n’être plus rien du tout pour eux.

Taverney, Andrée, Nicole et La Brie, en franchissant la porte du château, venaient d’entrer dans un nouveau monde.

Chacun avait sa pensée.

Le baron calculait qu’à Bar-le-Duc on lui prêterait facilement cinq ou six mille livres sur le service doré de Balsamo.

Andrée récitait tout bas une petite prière que lui avait apprise sa mère pour éloigner d’elle le démon de l’orgueil et de l’ambition.

Nicole fermait son fichu, que le vent dérangeait trop peu au gré de M. de Beausire.

La Brie comptait au fond de sa poche les dix louis de la reine et les deux louis de Balsamo.

M. de Beausire galopait.

Gilbert ferma la grande porte de Taverney, dont les battants gémirent comme d’habitude, faute d’huile.

Alors il courut à sa petite chambre et tira sa commode de chêne, derrière laquelle se trouvait un paquet tout prêt. Il passa les nœuds de ce paquet, enfermé dans une serviette, au bout de sa canne de cornouiller. Puis, découvrant son lit de sangle formé d’un matelas bourré de foin, il éventra le matelas. Ses mains y rencontrèrent bien vite un papier plié dont il s’empara. Ce papier contenait un écu de six livres poli et luisant. C’étaient les économies de Gilbert depuis trois ou quatre ans peut-être.

Il ouvrit le papier, regarda l’écu pour bien s’assurer qu’il n’était point changé et le mit dans la poche de sa culotte, toujours protégé par son papier.

Mahon hurlait, en bondissant de toute la longueur de sa chaîne; le pauvre animal gémissait de se voir ainsi abandonné successivement par tous ses amis, car, avec son admirable instinct, il devinait que Gilbert allait l’abandonner à son tour.

Il se mit donc à hurler de plus en plus.

– Tais-toi, lui cria Gilbert, tais-toi, Mahon!

Puis, comme souriant au parallèle antithétique qui se présentait à son esprit:

– Ne m’abandonnait-on pas comme un chien? ajouta-t-il; pourquoi ne t’abandonnerait-on pas comme un homme?