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Puis, réfléchissant:

– Mais on m’abandonnait libre, au moins, libre de chercher ma vie comme je l’entendais. Eh bien! soit, Mahon, je ferai pour toi ce que l’on faisait pour moi, ni plus ni moins.

Et, courant à la niche et détachant la chaîne de Mahon:

– Te voilà libre, dit-il; cherche ta vie comme tu l’entendras.

Mahon bondit vers la maison, dont il trouva les portes fermées, puis alors il s’élança vers les ruines, et Gilbert le vit disparaître dans les massifs.

– Bien, dit-il; maintenant nous verrons lequel a le plus d’instinct, du chien ou de l’homme.

Cela dit, Gilbert sortit par la petite porte, qu’il ferma à double tour et dont il jeta la clef par-dessus la muraille jusque dans la pièce d’eau avec cette adresse qu’ont les paysans à lancer les pierres.

Toutefois, comme la nature, monotone dans la génération des sentiments, est variée dans leur manifestation, Gilbert éprouva, en quittant Taverney, quelque chose de pareil à ce qu’avait éprouvé Andrée. Seulement, de la part d’Andrée, c’était le regret du temps passé; de la part de Gilbert, c’était l’espérance d’un temps meilleur.

– Adieu! dit-il en se retournant pour voir une dernière fois le petit château dont on apercevait le toit perdu dans le feuillage des sycomores et dans les fleurs des ébéniers; adieu, maison où j’ai tant souffert, où chacun m’a détesté, où l’on m’a jeté le pain en disant que je volais; adieu, sois maudite! Mon cœur bondit de joie et se sent libre depuis que tes murs ne m’enferment plus; adieu, prison! adieu, enfer! antre de tyrans! adieu, pour jamais adieu!

Et après cette imprécation, moins poétique peut-être, mais non moins significative que tant d’autres, Gilbert prit son élan pour courir après la voiture, dont le bruissement lointain retentissait encore dans l’espace.

Chapitre XIX L’écu de Gilbert

Après une demi-heure de course effrénée, Gilbert poussa un cri de joie: il venait d’apercevoir à un quart de lieue devant lui la voiture du baron qui montait une côte au pas.

Alors Gilbert sentit en lui-même un véritable mouvement d’orgueil; car il se dit qu’avec les seules ressources de sa jeunesse, de sa vigueur et de son intelligence, il allait égaler les ressources de la richesse, de la puissance et de l’aristocratie.

C’est alors que M. de Taverney eût pu appeler Gilbert un philosophe, le voyant sur la route, son bâton à la main, son mince bagage accroché à sa boutonnière, faisant des enjambées rapides, sautant des talus pour économiser le terrain et s’arrêtant à chaque montée comme s’il eût dit dédaigneusement aux chevaux:

– Vous n’allez pas assez vite pour moi, et je suis forcé de vous attendre!

Philosophe! oh! oui, certes, il l’était bien alors, si l’on appelle philosophie le mépris de toute jouissance, de toute facilité. Certes, il n’avait pas été accoutumé à une vie molle; mais combien de gens l’amour n’amollit-il pas!

C’était donc, il faut le dire, un beau spectacle, un spectacle digne de Dieu, père des créatures énergiques et intelligentes, que celui de ce jeune homme courant, tout poudreux et tout rougissant, pendant une heure ou deux, jusqu’à ce qu’il eût presque rattrapé le carrosse, et se reposant avec délices lorsque les chevaux n’en pouvaient plus. Gilbert, ce jour-là, n’eût dû inspirer que de l’admiration à quiconque eût pu le suivre des yeux et de l’esprit, comme nous le suivons; et qui sait même si la superbe Andrée, le voyant, n’eut pas été touchée, et si cette indifférence qu’elle avait manifestée à l’endroit de sa paresse ne se fût point changée en estime pour son énergie?

La première journée se passa ainsi. Le baron s’arrêta même une heure à Bar-le-Duc, ce qui donna à Gilbert tout le temps, non seulement de le rejoindre, mais encore de le dépasser. Gilbert fit le tour de la ville, car il avait entendu l’ordre donné de s’arrêter chez un orfèvre, puis, quand il vit venir le carrosse, il se jeta dans un massif, et, le carrosse passé, il se mit comme auparavant à sa suite.

Vers le soir, le baron rejoignit les voitures de la dauphine au petit village de Brillon, dont les habitants, amoncelés sur la colline, faisaient entendre des cris de joie et des souhaits de prospérité.

Gilbert n’avait mangé pendant toute la journée qu’un peu de pain emporté de Taverney, mais en récompense il avait à discrétion bu de l’eau d’un magnifique ruisseau qui traversait la route, et dont le cours était si pur, si frais, si brodé de cressons et de nymphéas jaunes, que, sur la demande d’Andrée, le carrosse s’était arrêté, et qu’Andrée était descendue elle-même et avait puisé un verre de cette eau dans la tasse d’or de la dauphine, seule pièce de service que, sur la prière de sa fille, le baron eût conservée.

Caché derrière un des ormes de la route, Gilbert avait vu tout cela.

Aussi, lorsque les voyageurs s’étaient éloignés, Gilbert était-il venu juste au même endroit, avait-il mis le pied sur le petit tertre où il avait vu monter Andrée, et bu l’eau dans sa main, comme Diogène, aux mêmes flots où venait de se désaltérer mademoiselle de Taverney.

Puis, bien rafraîchi, il avait repris sa course.

Une seule chose inquiétait Gilbert, c’était de savoir si la dauphine coucherait en route. Si la dauphine couchait en route, ce qui était probable, – car après la fatigue dont elle s’était plainte à Taverney, elle aurait certes besoin de repos, – si la dauphine couchait en route, disons-nous, Gilbert était sauvé. On s’arrêterait sans doute, dans ce cas, à Saint-Dizier. Deux heures de sommeil dans une grange lui suffiraient, à lui, pour rendre l’élasticité à ses jambes, qui commençaient à se raidir; puis, ces deux heures écoulées, il se remettrait en chemin, et pendant la nuit, tout en marchant à petits pas, il gagnerait facilement cinq ou six lieues sur eux. On marche si bien à dix-huit ans, par une belle nuit du mois de mai!

Le soir vint, enveloppant l’horizon de son ombre sans cesse rapprochée, jusqu’à ce que cette ombre eût gagné même le chemin où courait Gilbert. Bientôt il ne vit plus de la voiture que la grosse lanterne placée au côté gauche du carrosse, et dont le reflet faisait sur la route l’effet d’un fantôme blanc toujours courant effaré sur le revers du chemin.

Après le soir, vint la nuit. On avait fait douze lieues, on arriva à Combles, les équipages parurent s’arrêter un instant. Gilbert crut décidément que le ciel était pour lui. Il s’approcha pour entendre la voix d’Andrée. Le carrosse était stationnaire; il se glissa dans le renfoncement d’une grande porte. Il vit Andrée au rayonnement des flambeaux, il l’entendit demander quelle heure il était. Une voix répondit: «Onze heures.» En ce moment Gilbert n’était point las, et il eût repoussé avec mépris l’offre de monter dans une voiture.

C’est que déjà aux yeux ardents de son imagination apparaissait Versailles, doré, resplendissant; Versailles, la ville des nobles et des rois. Puis, au delà de Versailles, Paris, sombre, noir, immense; Paris, la ville du peuple.

Et en échange de ces visions qui récréaient son esprit, Gilbert n’eût point accepté tout l’or du Pérou.