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– C’était pour souper. Bon, il faudra qu’elle déjeune! Postillon, quelle est la première ville un peu importante que nous trouvons sur notre chemin?

– Vitry, madame.

– Et à combien sommes-nous de Vitry?

– À trois lieues.

– Où relayons-nous?

– À Vauclère.

– Bien. Allez, et si vous voyez une file de voitures sur la route, prévenez moi.

Pendant ces quelques paroles échangées entre la dame de la voiture et le postillon, Gilbert était presque retombé en faiblesse. En se rasseyant, la voyageuse le vit pâle et les yeux fermés.

– Ah! pauvre enfant, le voilà qui va se trouver mal encore! s’écria-t-elle. C’est ma faute aussi, moi qui le fais parler quand il meurt de faim et de soif, au lieu de lui donner de quoi boire et de quoi manger.

Et d’abord, pour réparer le temps perdu, la dame tira de la poche de la voiture un flacon ciselé, au goulot duquel pendait à une chaîne d’or un petit gobelet de vermeil.

– Buvez d’abord une larme de cette eau de la Côte, dit-elle en emplissant le verre et en le présentant à Gilbert.

Gilbert ne se fit pas prier cette fois. Était-ce l’influence de la jolie main qui lui présentait le gobelet? était-ce que le besoin fût plus pressant qu’à Saint Dizier?

– Là! dit la dame, maintenant mangez un biscuit; dans une heure ou deux, je vous ferai déjeuner plus solidement.

– Merci, madame, dit Gilbert.

Et il mangea le biscuit comme il avait bu le vin.

– Bon! maintenant que vous voilà un peu restauré, reprit la dame, dites-moi, si toutefois vous voulez de moi pour confidente, dites-moi quel intérêt vous aviez à suivre cette voiture, qui fait, m’avez-vous dit, partie de la suite de madame la dauphine?

– Voici la vérité en deux mots, madame, dit Gilbert. Je demeurais chez M. le baron de Taverney quand Son Altesse y est venue, car elle a commandé à M. de Taverney de la suivre à Paris. Il a obéi. Comme je suis orphelin, personne n’a songé à moi, et l’on m’a abandonné sans argent, sans provisions. Alors j’ai juré que, puisque tout le monde allait à Versailles avec le secours de bons chevaux et de beaux carrosses, moi aussi, j’irais à Versailles, mais à pied, avec mes jambes de dix-huit ans, et qu’avec mes jambes de dix-huit ans, j’arriverais aussi vite qu’eux avec leurs chevaux et leurs voitures. Malheureusement mes forces m’ont trahi, ou plutôt la fatalité a pris parti contre moi. Si je n’avais pas perdu mon argent, j’eusse pu manger; et si j’eusse mangé cette nuit, j’eusse pu ce matin rattraper les chevaux.

– À la bonne heure, voilà du courage! s’écria la dame, et je vous en félicite, mon ami. Mais il me semble qu’il y a une chose que vous ne savez pas…

– Laquelle?

– C’est qu’à Versailles on ne vit pas de courage.

– J’irai à Paris.

– Paris, à ce point de vue, ressemble fort à Versailles.

– Si l’on ne vit point de courage, on vit de travail, madame.

– Bien répondu, mon enfant. Mais de quel travail? Vos mains ne sont pas celles d’un manouvrier ou d’un portefaix?

– J’étudierai, madame.

– Vous me paraissez déjà très savant.

– Oui, car je sais que je ne sais rien, répondit sentencieusement Gilbert se rappelant le mot de Socrate.

– Et sans être indiscrète, puis-je vous demander quelle science vous étudierez de préférence, mon petit ami?

– Madame, dit Gilbert, je crois que la meilleure des sciences est celle qui permet à l’homme d’être le plus utile à ses semblables. Puis, d’un autre côté, l’homme est si peu de chose, qu’il doit étudier le secret de sa faiblesse pour connaître celui de sa force. Je veux savoir un jour pourquoi mon estomac a empêché mes jambes de me porter ce matin; enfin, je veux savoir encore si ce n’est point cette même faiblesse d’estomac qui a amené en mon cerveau cette colère, cette fièvre, cette vapeur noire, qui m’ont terrassé.

– Ah! mais vous ferez un excellent médecin, et il me semble que vous parlez déjà admirablement médecine. Dans dix ans, je vous promets ma pratique.

– Je tâcherai de mériter cet honneur, madame, dit Gilbert.

Le postillon s’arrêta. On était arrivé au relais sans avoir vu aucune voiture.

La jeune dame s’informa. La dauphine venait de passer il y avait un quart d’heure; elle devait s’arrêter à Vitry pour relayer et déjeuner.

Un nouveau postillon se mit en selle.

La jeune dame le laissa sortir du village au pas ordinaire; puis, arrivé à quelque distance au delà de la dernière maison:

– Postillon, dit-elle, vous engagez-vous à rattraper les voitures de madame la dauphine?

– Sans doute.

– Avant qu’elles soient à Vitry?

– Diable! elles allaient au grand trot.

– Mais il me semble qu’en allant au galop…

Le postillon la regarda.

– Triples guides! dit-elle.

– Il fallait donc nous conter cela tout de suite, répondit le postillon, nous serions déjà à un quart de lieue d’ici.

– Voilà un écu de six livres à compte; réparons le temps perdu.

Le postillon se pencha en arrière, la jeune dame en avant, leurs mains finirent par se joindre, et l’écu passa de celle de la voyageuse dans celle du postillon.

Les chevaux reçurent le contrecoup. La chaise partit, rapide comme le vent.

Pendant le relais, Gilbert était descendu, il avait lavé son visage et ses mains à une fontaine. Son visage et ses mains y avaient fort gagné, puis il avait lissé ses cheveux, qui étaient magnifiques.

– En vérité, avait dit en elle-même la jeune femme, il n’est pas trop laid pour un futur médecin.

Et elle avait souri en regardant Gilbert.

Gilbert alors avait rougi comme s’il eut su ce qui faisait sourire sa compagne de route.

Le dialogue terminé avec le postillon, la voyageuse revint à Gilbert, dont les paradoxes, les brusqueries et les sentences l’amusaient fort.

De temps en temps seulement, elle s’interrompait au milieu d’un éclat de rire provoqué par quelque réponse sentant le philosophisme à une lieue à la ronde, pour regarder au fond de la route. Alors si son bras avait effleuré le front de Gilbert, si son genou arrondi avait serré le flanc de son compagnon, la belle voyageuse s’amusait à voir la rougeur des joues du futur médecin contraster avec ses yeux baissés.