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L’heure venue, j’assistai au réveil du sergent. Il dormait allongé sur un lit de fer, dans les décombres d’une cave. Et je le regardais dormir. Il me semblait connaître le goût de ce sommeil non angoissé, mais tellement heureux. Il me rappelait cette première journée de Libye, au cours de laquelle Prévot et moi, échoués sans eau et condamnés, nous avons pu, avant d’éprouver une soif trop vive, dormir une fois, une seule, deux heures durant. J’avais eu le sentiment en m’endormant d’user d’un pouvoir admirable celui de refuser le monde présent. Propriétaire d’un corps qui me laissait encore en paix, rien ne distingua plus pour moi, une fois que j’eus enfoui mon visage dans mes bras, ma nuit d’une nuit heureuse.

Ainsi le sergent reposait-il, roulé en boule, sans forme humaine, et, quand ceux qui vinrent le réveiller eurent allumé une bougie et l’eurent fixée sur le goulot d’une bouteille, je ne distinguai rien d’abord qui émergeât du tas informe, sinon des godillots. D’énormes godillots cloués, ferrés, des godillots de journalier ou de docker.

Cet homme était chaussé d’instruments de travail, et tout, sur son corps, n’était qu’instruments cartouchières, revolvers, bretelles de cuir, ceinturon. Il portait le bât, le collier, tout le harnachement du cheval de labour. On voit au fond des caves, au Maroc, des meules tirées par des chevaux aveugles. Ici, dans la lueur tremblante et rougeâtre de la bougie, on réveillait encore lentement, montrant son visage aussi un cheval aveugle afin qu’il tirât sa meule.

«Hep! Sergent!»

Il remua lentement, montrant son visage encore endormi et baragouinant je ne sais quoi. Mais il revint au mur ne voulant point se réveiller, se renfonçant dans les profondeurs du sommeil comme dans la paix d’un ventre maternel, comme sous des eaux profondes, se retenant des poings qu’il ouvrait et fermait, à quelles algues noires. Il fallut bien lui dénouer les doigts. Nous nous assîmes sur son lit, l’un nous passa doucement son bras derrière son cou, et souleva cette lourde tête en souriant. Et ce fut comme, dans la bonne chaleur de l’étable, la douceur de chevaux qui se caressent l’encolure. «Eh! compagnon!» Je n’ai rien vu dans ma vie de plus tendre. Le sergent fit un dernier effort pour rentrer dans ses songes heureux, pour refuser notre univers de dynamite, d’épuisement et de nuit glacée; mais trop tard. Quelque chose s’imposait qui venait du dehors. Ainsi la cloche du collège, le dimanche, réveille lentement l’enfant puni. Il avait oublié le pupitre, le tableau noir et le pensum. Il rêvait aux jeux dans la campagne; en vain. La cloche sonne toujours et le ramène, inexorable, dans l’injustice des hommes. Semblable à lui, le sergent reprenait peu à peu à son compte ce corps usé par la fatigue, ce corps dont il ne voulait pas, et qui, dans le froid du réveil, connaîtrait avant peu ces tristes douleurs aux jointures, puis le poids du harnachement, puis cette course pesante, et la mort. Non tant la mort que la glu de ce sang où l’on trempe ses mains pour se relever, cette respiration difficile, cette glace autour; non tant la mort que l’inconfort de mourir. Et je songeais toujours, le regardant, à la désolation de mon propre réveil, à cette reprise en charge de la soif, du soleil, du sable, à cette reprise en charge de la vie, ce rêve que l’on ne choisit pas.

Mais le voilà debout, qui nous regarde droit dans les yeux:

«C’est l’heure?»

C’est ici que l’homme apparaît. C’est ici qu’il échappe aux prévisions de la logique: le sergent souriait! Quelle est donc cette tentation? Je me souviens d’une nuit de Paris où Mermoz et moi ayant fêté, avec quelques amis, je ne sais quel anniversaire, nous nous sommes retrouvés au petit jour au seuil d'un bar, écœurés d’avoir tant parlé, d'avoir tant bu, d’être inutilement si las. Mais comme le ciel déjà se faisait pâle, Mermoz brusquement me serra le bras, et si fort que je sentis ses ongles. Tu vois, c’est l'heure où à Dakar…» C’était l’heure où les mécanos se frottent les yeux, et retirent les housses d’hélices, où le pilote va consulter la météo, où la terre n’est plus peuplée que de camarades. Déjà le ciel se colorait, déjà l’on préparait la fête mais pour d'autres, déjà l’on tendait la nappe d’un festin dont nous ne serions point les convives. D’autres courraient leur risque…

«Ici quelle saleté…», acheva Mermoz.

Et toi, sergent, à quel banquet étais-tu convié qui valût de mourir?

J’avais reçu déjà tes confidences. Tu m’avais raconté ton histoire: petit comptable quelque part à Barcelone, tu y alignais autrefois des chiffres sans te préoccuper beaucoup des divisions de ton pays. Mais un camarade s’engagea, puis un second, puis un troisième, et tu subis avec surprise une étrange transformation: tes occupations, peu à peu, t’apparurent futiles. Tes plaisirs, tes soucis, ton petit confort, tout cela était d’un autre âge. Là ne résidait point l’important. Vint enfin la nouvelle de la mort de l’un d’entre vous, tué du côté de Malaga. Il ne s’agissait point d’un ami que tu eusses pu désirer venger. Quant à la politique elle ne t’avait jamais troublé. Et cependant cette nouvelle passa sur vous, sur vos étroites destinées, comme un coup de vent de mer. Un camarade t’a regardé ce matin-là:

«On y va?

– On y va.»

Et vous y êtes «allés»

Il m’est venu quelques images pour m’expliquer cette vérité que tu n’as pas su traduire en mots mais dont l’évidence t’a gouverné.

Quand passent les canards sauvages à l’époque des migrations, ils provoquent de curieuses marées sur les territoires qu’ils dominent. Les canards domestiques, comme attirés par le grand vol triangulaire, amorcent un bond inhabile. L’appel sauvage a réveillé en eux je ne sais quel vestige sauvage. Et voilà les canards de la ferme changés pour une minute en oiseaux migrateurs. Voilà que dans cette petite tête dure où circulaient d’humbles images de mare, de vers, de poulailler, se développent les étendues continentales, le goût des vents du large, et la géographie des mers. L’amiral ignorait que sa cervelle fût assez vaste pour contenir tant de merveilles, mais le voilà qui bat des ailes, méprise le grain, méprise les vers et veut devenir canard sauvage.

Mais je revoyais surtout mes gazelles j’ai élevé des gazelles à Juby. Nous avons tous, là-bas, élevé des gazelles. Nous les enfermions dans une maison de treillage, en plein air, car il faut aux gazelles l’eau courante des vents, et rien, autant qu’elles, n’est fragile. Capturées jeunes, elles vivent cependant et broutent dans votre main. Elles se laissent caresser, et plongent leur museau humide dans le creux de la paume.

Et on les croit apprivoisées. On croit les avoir abritées du chagrin inconnu qui éteint sans bruit les gazelles et leur fait la mort la plus tendre… Mais vient le jour où vous les retrouvez, pesant de leurs petites cornes, contre l’enclos, dans la direction du désert. Elles sont aimantées. Elles ne savent pas qu’elles vous fuient. Le lait que vous leur apportez, elles viennent le boire. Elles se laissent encore caresser, elles enfoncent plus tendrement encore leur museau dans votre paume… Mais à peine les lâchez-vous, vous découvrez qu’après un semblant de galop heureux, elles sont ramenées contre le treillage. Et si vous n’intervenez plus, elles demeurent là, n’essayant même pas de lutter contre la barrière, mais pesant simplement contre elle, la nuque basse, de leurs petites cornes, jusqu’à mourir. Est-ce la saison des amours, ou le simple besoin d’un grand galop à perdre haleine? Elles l’ignorent. Leurs yeux ne s’étaient pas ouverts encore, quand on vous les a capturées. Elles ignorent tout de la liberté dans les sables, comme de l’odeur du mâle. Mais vous êtes bien plus intelligents qu’elles. Ce qu’elles cherchent vous le savez, c’est l’étendue qui les accomplira. Elles veulent devenir gazelles et danser leur danse. À cent trente kilomètres à l’heure, elles veulent connaître la fuite rectiligne, coupée de brusques jaillissements, comme si, çà et là, des flammes s’échappaient du sable. Peu importent les chacals, si la vérité des gazelles est de goûter la peur, qui les contraint seule à se surpasser et tire d’elles les plus hautes voltiges! Qu’importe le lion si la vérité des gazelles est d’être ouvertes d’un coup de griffe dans le soleil! Vous les regardez et vous songez les voilà prises de nostalgie. La nostalgie, c’est le désir d’on ne sait quoi… Il existe, l’objet du désir, mais il n’est point de mots pour le dire.