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Maintenant nous nous épuisons en deux cents mètres.

«Nous allons marcher tout de même, au moins jusqu’à ces arbustes.»

C’est une limite extrême. Nous vérifierons en voiture, lorsque nous remonterons nos traces, huit jours plus tard, pour chercher le Simoun, que cette dernière tentative fut de quatre-vingts kilomètres. J’en ai donc déjà couvert près de deux cents. Comment poursuivrais-je?

Hier, je marchais sans espoir. Aujourd’hui, ces mots ont perdu leur sens. Aujourd’hui, nous marchons parce que nous marchons. Ainsi les bœufs sans doute, au labour. Je rêvais hier à des paradis d’orangers. Mais aujourd’hui, il n’est plus, pour moi, de paradis. Je ne crois plus à l’existence des oranges.

Je ne découvre plus rien en moi, sinon une grande sécheresse de cœur. Je vais tomber et ne connais point le désespoir. Je n’ai même pas de peine. Je le regrette: le chagrin me semblerait doux comme l’eau. On a pitié de soi et l’on se plaint comme un ami. Mais je n’ai plus d’ami au monde.

Quand on me retrouvera, les yeux brûlés on imaginera que j’ai beaucoup appelé et beaucoup souffert. Mais les élans, mais les regrets, mais les tendres souffrances, ce sont encore des richesses. Et moi je n’ai plus de richesses. Les fraîches jeunes filles, au soir de leur premier amour, connaissent le chagrin et pleurent. Le chagrin est lié aux frémissements de la vie. Et moi je n’ai plus de chagrin…

Le désert, c’est moi. Je ne forme plus de salive, mais je ne forme plus, non plus, les images douces vers lesquelles j’aurais pu gémir. Le soleil a séché en moi la source des larmes.

Et cependant, qu’ai-je aperçu? Un souffle d’espoir a passé sur moi comme une risée sur la mer. Quel est le signe qui vient d’alerter mon instinct avant de frapper ma conscience? Rien n’a changé, et cependant tout a changé. Cette nappe de sable, ces tertres et ces légères plaques de verdure ne composent plus un paysage, mais une scène. Une scène vide encore, mais toute préparée. Je regarde Prévot. Il est frappé du même étonnement que moi, mais il ne comprend pas non plus ce qu’il éprouve.

Je vous jure qu’il va se passer quelque chose…

Je vous jure que le désert s’est animé. Je vous jure que cette absence, que ce silence sont tout à coup plus émouvants qu’un tumulte de place publique…

Nous sommes sauvés, il y a des traces dans le sable!…

Ah! nous avions perdu la piste de l’espèce humaine, nous étions retranchés d’avec la tribu, nous nous étions retrouvés seuls au monde, oubliés par une migration universelle, et voici que nous découvrons, imprimés dans le sable, les pieds miraculeux de l’homme.

«Ici, Prévot, deux hommes se sont séparés…

– Ici, un chameau s’est agenouillé…

– Ici…»

Et cependant, nous ne sommes point sauvés encore. Il ne nous suffit pas d’attendre. Dans quelques heures, on ne pourra plus nous secourir. La marche de la soif, une fois la toux commencée, est trop rapide. Et notre gorge…

Mais je crois en cette caravane, qui se balance quelque part, dans le désert.

Nous avons donc marché encore, et tout à coup j’ai entendu le chant du coq. Guillaumet m’avait dit: «Vers la fin, j’entendais des coqs dans les Andes. J’entendais aussi des chemins de fer…»

Je me souviens de son récit à l’instant même où le coq chante et je me dis: «Ce sont mes yeux qui m’ont trompé d’abord. C’est sans doute l’effet de la soif. Mes oreilles ont mieux résisté…» Mais Prévot m’a saisi par le bras:

«Vous avez entendu?

– Quoi?

– Le coq!

– Alors, Alors…»

Alors, bien sûr, imbécile, c’est la vie…

J’ai eu une dernière hallucination: celle de trois chiens qui se poursuivaient. Prévot, qui regardait aussi, n’a rien vu. Mais nous sommes deux à tendre les bras vers ce Bédouin. Nous sommes deux à user vers lui tout le souffle de nos poitrines. Nous sommes deux à rire de bonheur!…

Mais nos voix ne portent pas à trente mètres. Nos cordes vocales sont déjà sèches. Nous nous parlions tout bas l’un à l’autre, et nous ne l’avions même pas remarqué!

Mais ce Bédouin et son chameau, qui viennent de se démasquer de derrière le tertre, voilà que lentement, lentement, ils s’éloignent. Peut-être cet homme est-il seul. Un démon cruel nous l’a montré et le retire…

Et nous ne pourrions plus courir!

Un autre Arabe apparaît de profil sur la dune. Nous hurlons, mais tout bas. Alors, nous agitons les bras et nous avons l’impression de remplir le ciel de signaux immenses. Mais ce Bédouin regarde toujours vers la droite…

Et voici que, sans hâte, il a amorcé un quart de tour. À la seconde même où il se présentera de face, tout sera accompli. À la seconde même où il regardera vers nous, il aura déjà effacé en nous la soif, la mort et les mirages. Il a amorcé un quart de tour qui, déjà, change le monde. Par un mouvement de son seul buste, par la promenade de son seul regard, il crée la vie, et il me paraît semblable à un dieu…

C’est un miracle… Il marche vers nous sur le sable, comme un dieu sur la mer…

L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé, des mains, sur nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il n’y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions… Il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange.

Nous avons attendu, le front dans le sable. Et maintenant, nous buvons à plat ventre, la tête dans la bassine, comme des veaux. Le Bédouin s’en effraie et nous oblige, à chaque instant, à nous interrompre. Mais dès qu’il nous lâche, nous replongeons tout notre visage dans l’eau.

L’eau!

Eau, tu n’as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître. Tu n’es pas nécessaire à la vie tu es la vie. Tu nous pénètres d’un plaisir qui ne s’explique point par les sens. Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé. Par ta grâce, s’ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cœur.

Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une source d’eau magnésienne. On peut mourir à deux pas d’un lac d’eau salée. On peut mourir malgré deux litres de rosée qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n’acceptes point de mélange, tu ne supportes point d’altération, tu es une ombrageuse divinité…

Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple.

Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu t’effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrai jamais de ton visage. Tu es l’Homme et tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes.