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Les traces me ramènent au terrier. Le fénech est là qui m’écoute sans doute, épouvanté par le grondement de mon pas. Et je lui dis «Mon petit renard, je suis foutu, mais c’est curieux, cela ne m’a pas empêché de m’intéresser à ton humeur…»

Et je reste là à rêver et il me semble que l’on s’adapte à tout. L'idée qu’il mourra peut-être trente ans plus tard ne gâte pas les joies d’un homme. Trente ans, trois jours c’est une question de perspective.

Mais il faut oublier certaines images…

Maintenant je poursuis ma route et déjà, avec la fatigue, quelque chose en moi se transforme. Les mirages, s’il n’y en a point, je les invente…

«Ohé!»

J’ai levé les bras en criant, mais cet homme qui gesticulait n’était qu’un rocher noir. Tout s’anime déjà dans le désert. J’ai voulu réveiller ce Bédouin qui dormait et il s’est changé en tronc d’arbre noir. En tronc d’arbre? Cette présence me surprend et je me penche. Je veux soulever une branche brisée: elle est de marbre! Je me redresse et je regarde autour de moi; j’aperçois d’autres marbres noirs. Une forêt antédiluvienne jonche le sol de ses fûts brisés. Elle s’est écroulée comme une cathédrale, voilà cent mille ans, sous un ouragan de genèse. Et les siècles ont roulé jusqu’à moi ces tronçons de colonnes géantes polis comme des pièces d’acier, pétrifiés, vitrifiés, couleur d’encre. Je distingue encore le nœud des branches, j’aperçois les torsions de la vie, je compte les anneaux du tronc. Cette forêt, qui fut pleine d’oiseaux et de musique, a été frappée de malédiction et changée en sel. Et je sens que ce paysage m’est hostile. Plus noires que cette armure de fer des collines, ces épaves solennelles me refusent. Qu’ai-je à faire ici, moi, vivant, parmi ces marbres incorruptibles? Moi, périssable, moi, dont le corps se dissoudra, qu’ai-je à faire ici dans l’éternité?

Depuis hier j’ai déjà parcouru près de quatre-vingts kilomètres. Je dois sans doute à la soif ce vertige. Ou au soleil. Il brille sur ces fûts qui semblent glacés d’huile. Il brille sur cette carapace universelle. Il n’y a plus ici ni sable ni renards. Il n’y a plus ici qu’une immense enclume. Et je marche sur cette enclume. Et je sens, dans ma tête, le soleil retentir. Ah! là-bas…

«Ohé! Ohé!

– Il n'y a rien là-bas, ne t’agite pas, c’est le délire.»

Je me parle ainsi à moi-même, car j’ai besoin de faire appel à ma raison. Il m’est si difficile de refuser ce que je vois. Il m’est si difficile de ne pas courir vers cette caravane en marche… là… tu vois!

«Imbécile, tu sais bien que c’est toi qui l’inventes…

– Alors rien au monde n’est véritable…»

Rien n’est véritable sinon cette croix à vingt kilomètres de moi sur la colline. Cette croix ou ce phare…

Mais ce n’est pas la direction de la mer. Alors c’est une croix. Toute la nuit j’ai étudié la carte. Mon travail était inutile, puisque j’ignorais ma position. Mais je me penchais sur tous les signes qui m’indiquaient la présence de l’homme. Et, quelque part, j’ai découvert un petit cercle surmonté d’une croix semblable. Je me suis reporté à la légende et j’y ai lu «Établissement religieux.» À côté de la croix j’ai vu un point noir. Je me suis reporté encore à la légende, et j'y ai lu: «Puits permanent.» J’ai reçu un grand choc au cœur et j’ai relu tout haut:

«Puits permanent… Puits permanent… Puits permanent!» Ali-Baba et ses trésors, est-ce que ça compte en regard d’un puits permanent? Un peu plus loin j’ai remarqué deux cercles blancs. J’ai lu sur la légende: «Puits temporaire.» C’était déjà moins beau. Puis tout autour il n’y avait plus rien. Rien.

Le voilà mon établissement religieux! Les moines ont dressé une grande croix sur la colline pour appeler les naufragés! Et je n’ai qu’à marcher vers elle. Et je n’ai qu’à courir vers ces dominicains…

«Mais il n’y a que des monastères coptes en Libye.

– … Vers ces dominicains studieux. Ils possèdent une belle cuisine fraîche aux carreaux rouges et, dans la cour, une merveilleuse pompe rouillée. Sous la pompe rouillée, sous la pompe rouillée, vous l’auriez deviné…, sous la pompe rouillée c’est le puits permanent! Ah! ça va être une fête là-bas quand je vais sonner à la porte, quand je vais tirer sur la grande cloche…

– Imbécile, tu décris une maison de Provence où il n’y a d’ailleurs point de cloche.

– … Quand je vais tirer sur la grande cloche! Le portier lèvera les bras au ciel et me criera: «Vous êtes un envoyé du Seigneur! et il appellera tous les moines. Et ils se précipiteront. Et ils me fêteront comme un enfant pauvre. Et ils me pousseront vers la cuisine. Et ils me diront: «Une seconde, une seconde, mon fils… nous courons jusqu’au puits permanent…»

«Et moi, je tremblerai de bonheur…»

Mais non, je ne veux pas pleurer, pour la seule raison qu’il n’y a plus de croix sur la colline.

Les promesses de l’ouest ne sont que mensonges. J’ai viré plein nord.

Le Nord est rempli, lui, au moins par le chant de la mer.

Ah! cette crête franchie, l’horizon s’étale. Voici la plus belle cité du monde.

«Tu sais bien que c’est un mirage…»

Je sais très bien que c’est un mirage. On ne me trompe pas, moi! Mais s’il me plaît, à moi, de m’enfoncer vers un mirage? S’il me plaît, à moi d’espérer? S’il me plaît d’aimer cette ville crénelée et toute pavoisée de soleil? S’il me plaît de marcher tout droit, à pas agiles, puisque je ne sens plus ma fatigue, puisque je suis heureux… Prévot et son revolver, laissez-moi rire! Je préfère mon ivresse. Je suis ivre. Je meurs de soif!

Le crépuscule m’a dégrisé. Je me suis arrêté brusquement, effrayé de me sentir si loin. Au crépuscule le mirage meurt. L’horizon s’est déshabillé de sa pompe, de ses palais, de ses vêtements sacerdotaux. C’est un horizon de désert.

«Tu es bien avancé! La nuit va te prendre, tu devras attendre le jour, et demain tes traces seront effacées et tu ne seras plus nulle part.

– Alors autant marcher encore droit devant moi… À quoi bon faire encore demi-tour? Je ne veux plus donner ce coup de barre quand peut-être j’allais ouvrir, quand j’ouvrais les bras sur la mer…

– Où as-tu vu la mer? Tu ne l’atteindras d’ailleurs jamais. Trois cents kilomètres sans doute t’en séparent. Et Prévot guette près du Simoun! Et il a, peut-être, été aperçu par une caravane…»

Oui, je vais revenir, mais je vais d’abord appeler les hommes:

«Ohé!»

Cette planète, bon Dieu, elle est cependant habitée…

«Ohé! les hommes!…»

Je m’enroue. Je n’ai plus de voix. Je me sens ridicule de crier ainsi… Je lance une fois encore:

«Les hommes!»

Ça rend un son emphatique et prétentieux.