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Quand j'entrai chez lui, il sourit:

«Je sais la nouvelle. Tu es content?»

Il s'en fut au placard chercher le porto et les verres, puis revint à moi, souriant toujours:

«Nous arrosons ça. Tu verras, ça marchera bien.»

Il répandait la confiance comme une lampe répand la lumière, ce camarade qui devait plus tard battre le record des traversées postales de la Cordillère des Andes et de celles de l'Atlantique Sud. Quelques années plus tôt, ce soir-là, en manches de chemise, les bras croisés sous la lampe, souriant du plus bienfaisant des sourires, il me dit simplement:» Les orages, la brume, la neige, quelquefois ça t'embêtera. Pense alors à tous ceux qui ont connu ça avant toi, et dis-toi simplement: ce que d'autres ont réussi, on peut toujours le réussir.» Cependant, je déroulai mes cartes, et je lui demandai quand même de revoir un peu, avec moi, le voyage. Et, penché sous la lampe, appuyé à l'épaule de l'ancien, je retrouvai la paix du collège.

Mais quelle étrange leçon de géographie je reçus là! Guillaumet ne m'enseignait pas l'Espagne; il me faisait de l'Espagne une amie. Il ne me parlait ni d'hydrographie, ni de populations, ni de cheptel. Il ne me parlait pas de Guadix, mais des trois orangers qui, près de Guadix, bordent un champ: «Méfie-toi d'eux, marque-les sur ta carte…» Et les trois orangers y tenaient désormais plus de place que la Sierra Nevada. Il ne me parlait pas de Lorca, mais d'une simple ferme près de Lorca. D'une ferme vivante. Et de son fermier. Et de sa fermière. Et ce couple prenait, perdu dans l'espace, à quinze cents kilomètres de nous, une importance démesurée. Bien installés sur le versant de leur montagne, pareils à des gardiens de phare, ils étaient prêts, sous leurs étoiles, à porter secours à des hommes.

Nous tirions ainsi de leur oubli, de leur inconcevable éloignement, des détails ignorés de tous les géographes du monde. Car l'Èbre seul, qui abreuve de grandes villes, intéresse les géographes. Mais non ce ruisseau caché sous les herbes à l'ouest de Motril, ce père nourricier d'une trentaine de fleurs. «Méfie-toi du ruisseau, il gâte le champ… Porte-le aussi sur ta carte.» Ah! je me souviendrais du serpent de Motril! Il n'avait l'air de rien, c'est à peine si, de son léger murmure, il enchantait quelques grenouilles, mais il ne reposait que d'un œil. Dans le paradis du champ de secours, allongé sous les herbes, il me guettait à deux mille kilomètres d'ici. À la première occasion, il me changerait en gerbe de flammes…

Je les attendais aussi de pied ferme, ces trente moutons de combat, disposés là, au flanc de la colline, prêts à charger: «Tu crois libre ce pré, et puis, vlan! voilà tes trente moutons qui te dévalent sous les roues…» Et moi je répondais par un sourire émerveillé à une menace aussi perfide.

Et, peu à peu, l'Espagne de ma carte devenait, sous la lampe, un pays de contes de fées. Je balisais d'une croix les refuges et les pièges. Je balisais ce fermier, ces trente moutons, ce ruisseau. Je portais, à sa place exacte, cette bergère qu'avaient négligée les géographes.

Quand je pris congé de Guillaumet, j'éprouvai le besoin de marcher par cette soirée glacée d'hiver. Je relevai le col de mon manteau et, parmi les passants ignorants, je promenai une jeune ferveur. J'étais fier de coudoyer ces inconnus avec mon secret au cœur. Ils m'ignoraient, ces barbares, mais leurs soucis, mais leurs élans, c'est à moi qu'ils les confieraient au lever du jour avec la charge des sacs postaux. C'est entre mes mains qu'ils se délivreraient de leurs espérances. Ainsi, emmitouflé dans mon manteau, je faisais parmi eux des pas protecteurs, mais ils ne savaient rien de ma sollicitude.

Ils ne recevaient point, non plus, les messages que je recevais de la nuit. Car elle intéressait ma chair même, cette tempête de neige qui peut-être se préparait, et compliquerait mon premier voyage. Des étoiles s'éteignaient une à une, comment l'eussent-ils appris, ces promeneurs? J'étais seul dans la confidence. On me communiquait les positions de l'ennemi avant la bataille…

Cependant, ces mots d'ordre qui m'engageaient si gravement, je les recevais près des vitrines éclairées, où luisaient les cadeaux de Noël. Là semblaient exposés, dans la nuit, tous les biens de la terre, et je goûtais l'ivresse orgueilleuse du renoncement. J'étais un guerrier menacé: que m'importaient ces cristaux miroitants destinés aux fêtes du soir, ces abat-jour de lampes, ces livres. Déjà je baignais dans l'embrun, je mordais déjà, pilote de ligne, à la pulpe amère des nuits de vol.

Il était trois heures du matin quand on me réveilla. Je poussai d'un coup sec les persiennes, observai qu'il pleuvait sur la ville et m'habillai gravement.

Une demi-heure plus tard, assis sur ma petite valise, j'attendais à mon tour sur le trottoir luisant de pluie, que l'omnibus passât me prendre. Tant de camarades avant moi, le jour de la consécration, avaient subi cette même attente, le cœur un peu serré. Il surgit enfin au coin de la rue, ce véhicule d'autrefois, qui répandait un bruit de ferraille, et j'eus droit, comme les camarades, à mon tour, à me serrer sur la banquette, entre le douanier mal réveillé et quelques bureaucrates. Cet omnibus sentait le renfermé, l'administration poussiéreuse, le vieux bureau où la vie d'un homme s'enlise. Il stoppait tous les cinq cents mètres pour charger un secrétaire de plus, un douanier de plus, un inspecteur. Ceux qui, déjà, s'y étaient endormis répondaient par un grognement vague au salut du nouvel arrivant qui s'y tassait comme il pouvait, et aussitôt s'endormait à son tour. C'était, sur les pavés inégaux de Toulouse, une sorte de charroi triste; et le pilote de ligne, mêlé aux fonctionnaires, ne se distinguait d'abord guère d'eux… Mais les réverbères défilaient, mais le terrain se rapprochait, mais ce vieil omnibus branlant n'était plus qu'une chrysalide grise dont l'homme sortirait transfiguré.

Chaque camarade, ainsi, par un matin semblable, avait senti, en lui-même, sous le subalterne vulnérable, soumis encore à la hargne de cet inspecteur, naître le responsable du Courrier d'Espagne et d'Afrique, naître celui qui, trois heures plus tard, affronterait dans les éclairs le dragon de l'Hospitalet… qui, quatre heures plus tard, l'ayant vaincu, déciderait en toute liberté, ayant pleins pouvoirs, le détour par la mer ou l'assaut direct des massifs d'Alcoy, qui traiterait avec l'orage, la montagne, l'océan.

Chaque camarade, ainsi, confondu dans l'équipe anonyme sous le sombre ciel d'hiver de Toulouse, avait senti, par un matin semblable, grandir en lui le souverain qui, cinq heures plus tard, abandonnant derrière lui les pluies et les neiges du Nord, répudiant l'hiver, réduirait le régime du moteur, et commencerait sa descente en plein été, dans le soleil éclatant d'Alicante.

Ce vieil omnibus a disparu, mais son austérité, son inconfort sont restés vivants dans mon souvenir. Il symbolisait bien la préparation nécessaire aux dures joies de notre métier. Tout y prenait une sobriété saisissante. Et je me souviens d'y avoir appris, trois ans plus tard, sans que dix mots eussent été échangés, la mort du pilote Lécrivain, un des cent camarades de la ligne qui, par un jour ou une nuit de brume, prirent leur éternelle retraite.

Il était ainsi trois heures du matin, le même silence régnait, lorsque nous entendîmes le directeur, invisible dans l'ombre, élever la voix vers l'inspecteur: