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Les escales qui nous répondaient renonçaient à nous renseigner sur nous-mêmes: «Pas de relèvements… Pas de relèvements…» car notre voix leur parvenait de partout et de nulle part.

Et brusquement, quand nous désespérions déjà, un point brillant se démasqua sur l'horizon, à l'avant gauche. Je ressentis une joie tumultueuse, Néri se pencha vers moi et je l'entendis qui chantait! Ce ne pouvait être que l'escale, ce ne pouvait être que son phare, car le Sahara, la nuit, s'éteint tout entier et forme un grand territoire mort. La lumière cependant scintilla un peu, puis s'éteignit. Nous avions mis le cap sur une étoile, visible à son coucher, et pour quelques minutes seulement, à l'horizon, entre la couche de brume et les nuages.

Alors, nous vîmes se lever d'autres lumières, et nous mettions, avec une sourde espérance, le cap sur chacune d'elles tour à tour. Et quand le feu se prolongeait, nous tentions l'expérience vitale: «Feu en vue, ordonnait Néri à l'escale de Cisneros, éteignez votre phare et rallumez trois fois.» Cisneros éteignait et rallumait son phare, mais la lumière dure, que nous surveillions, ne clignait pas, incorruptible étoile.

Malgré l'essence qui s'épuisait, nous mordions, chaque fois, aux hameçons d'or, c'était, chaque fois, la vraie lumière d'un phare, c'était, chaque fois, l'escale et la vie, puis il nous fallait changer d'étoile. Dés lors, nous nous sentîmes perdus dans l'espace interplanétaire, parmi cent planètes inaccessibles, à la recherche de la seule planète véritable, de la nôtre, de celle qui, seule, contenait nos paysages familiers, nos maisons amies, nos tendresses.

De celle qui, seule, contenait… Je vous dirai l'image qui m'apparut, et qui vous semblera peut-être puérile. Mais au cœur du danger on conserve des soucis d'homme, et j'avais soif, et j'avais faim. Si nous retrouvions Cisneros, nous poursuivrions le voyage, une fois achevé le plein d'essence, et atterririons à Casablanca, dans la fraîcheur du petit jour. Fini le travail! Néri et moi descendrions en ville. On trouve, à l'aube, de petits bistrots qui s'ouvrent déjà… Néri et moi, nous nous attablerions, bien en sécurité, et riant de la nuit passée, devant les croissants chauds et le café au lait. Néri et moi recevrions ce cadeau matinal de la vie. La vieille paysanne, ainsi, ne rejoint son dieu qu'à travers une image peinte, une médaille naïve, un chapelet: il faut que l'on nous parle un simple langage pour se entendre de nous. Ainsi la joie de vivre se ramassait-elle pour moi dans cette première gorgée parfumée et brûlante, dans ce mélange de lait, de café et de blé, par où l'on communie avec les pâturages calmes, les plantations exotiques et les moissons, par où l'on communie avec toute la terre. Parmi tant d'étoiles il n'en était qu'une qui composât, pour se mettre à notre portée, ce bol odorant du repas de l'aube.

Mais des distances infranchissables s'accumulaient entre notre navire et cette terre habitée. Toutes les richesses du monde logeaient dans un grain de poussière égaré parmi les constellations. Et l'astrologue Néri, qui cherchait à le reconnaître, suppliait toujours les étoiles.

Son poing, soudain, bouscula mon épaule. Sur le papier que m'annonçait cette bourrade, je lus: «Tout va bien, je reçois un message magnifique…» Et j'attendis, le cœur battant, qu'il eût achevé de me transcrire les cinq ou six mots qui nous sauveraient. Enfin je le reçus, ce don du ciel.

Il était daté de Casablanca que nous avions quitté la veille au soir. Retardé dans les transmissions, il nous atteignait tout à coup, deux mille kilomètres plus loin, entre les nuages et la brume, et perdus en mer. Ce message émanait du représentant de l'État, à l'aéroport de Casablanca. Et je lus: «Monsieur de Saint-Exupéry, je me vois obligé de demander, pour vous, sanction à Paris, vous avez viré trop près des hangars au départ de Casablanca.» Il était vrai que j'avais viré trop près des hangars. Il était vrai aussi que cet homme faisait son métier en se fâchant. J'eusse subi ce reproche avec humilité dans un bureau d'aéroport. Mais il nous joignait là où il n'avait pas à nous joindre. Il détonnait parmi ces trop rares étoiles, ce lit de brume, ce goût menaçant de la mer. Nous tenions en main nos destinées, celle du courrier et celle de notre navire, nous avions bien du mal à gouverner pour vivre, et cet homme-là purgeait contre nous sa petite rancune. Mais, loin d'être irrités, nous éprouvâmes, Néri et moi, une vaste et soudaine jubilation. Ici, nous étions les maîtres, il nous le faisait découvrir. Il n'avait donc pas vu, à nos manches, ce caporal, que nous étions passés capitaines? Il nous dérangeait dans notre songe, quand nous faisions gravement les cent pas de la Grande Ourse au Sagittaire, quand la seule affaire à notre échelle, et qui pût nous préoccuper, était cette trahison de la lune…

Le devoir immédiat, le seul devoir de la planète où cet homme se manifestait, était de nous fournir des chiffres exacts, pour nos calculs parmi les astres, ils étaient faux. Pour le reste, provisoirement, la planète n'avait qu'à se taire. Et Néri m'écrivit: «Au lieu de s'amuser à des bêtises ils feraient mieux de nous ramener quelque part…» «Ils» résumait pour lui tous les peuples du globe, avec leurs parlements, sénats, leurs marines, leurs armées et leurs empereurs. Et, relisant ce message d'un insensé qui prétendait avoir affaire avec nous, nous virions de bord vers Mercure.

Nous fûmes sauvés par le hasard le plus étrange: vint l'heure où, sacrifiant l'espoir de rejoindre jamais Cisneros et virant perpendiculairement à la direction de la côte, je décidai de tenir ce cap jusqu'à la panne d'essence. Je me réservais ainsi quelques chances de ne pas sombrer en mer. Malheureusement, mes phares en trompe-l'œil m'avaient attiré Dieu sait où. Malheureusement aussi la brume épaisse dans laquelle nous serions contraints, au mieux, de plonger en pleine nuit, nous laissait peu de chances d'aborder le sol sans catastrophe. Mais je n'avais pas à choisir.

La situation était si nette que je haussai mélancoliquement les épaules quand Néri me glissa un message qui, une heure plus tôt, nous eût sauvés: «Cisneros se décide à nous relever. Cisneros indique: deux cent seize douteux…» Cisneros n'était plus enfouie dans les ténèbres, Cisneros se révélait là, tangible, sur notre gauche. Oui, mais à quelle distance? Nous engageâmes, Néri et moi, une courte conversation. Trop tard. Nous étions d'accord. À courir Cisneros, nous aggravions nos risques de manquer la côte. Et Néri répondit: «Cause une heure d'essence maintenons cap au quatre-vingt-treize.»

Les escales, cependant, une à une se réveillaient. À notre dialogue se mêlaient les voix d'Agadir, de Casablanca, de Dakar. Les postes radio de chacune des villes avaient alerté les aéroports. Les chefs d'aéroports avaient alerté les camarades. Et peu à peu, ils se rassemblaient autour de nous comme autour du lit d'un malade. Chaleur inutile, mais chaleur quand même. Conseils stériles, mais tellement tendres!

Et brusquement Toulouse surgit, Toulouse, tête de ligne, perdue là-bas à quatre mille kilomètres. Toulouse s'installa d'emblée parmi nous et, sans préambule: «Appareil que pilotez n'est-il pas le F… (J'ai oublié l'immatriculation.) – Oui. – Alors disposez encore de deux heures essence. Réservoir de cet appareil n'est pas un réservoir standard. Cap sur Cisneros.»

* * *