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Je ne réponds rien. J’ai renoncé, depuis longtemps, à croire mes yeux. Ce n’est pas un mirage, peut-être, mais alors, c’est une invention de notre folie. Comment Prévot croit-il encore?

Prévot s’obstine:

«C’est à vingt minutes, je vais aller voir…»

Cet entêtement m’irrite:

«Allez voir, allez prendre l’air…, c’est excellent pour la santé. Mais s’il existe, votre lac, il est salé, sachez-le bien. Salé ou non, il est au diable. Et par-dessus tout il n’existe pas.»

Prévot, les yeux fixes, s’éloigne déjà. Je les connais, ces attractions souveraines! Et moi je pense: «Il y a aussi des somnambules qui vont se jeter droit sous les locomotives.» Je sais que Prévot ne reviendra pas. Ce vertige du vide le prendra et il ne pourra plus faire demi-tour. Et il tombera un peu plus loin. Et il mourra de son côté et moi du mien. Et tout cela a si peu d’importance!…

Je n’estime pas d’un très bon augure cette indifférence qui m’est venue. À demi noyé, j’ai ressenti la même paix. Mais j’en profite pour écrire une lettre posthume, à plat ventre sur des pierres. Ma lettre est très belle. Très digne. J’y prodigue de sages conseils. J’éprouve à la relire un vague plaisir de vanité. On dira d’elle: «Voilà une admirable lettre posthume! Quel dommage qu’il soit mort!»

Je voudrais aussi connaître où j’en suis. J’essaie de former de la salive: depuis combien d’heures n’ai-je point craché? Je n’ai plus de salive. Si je garde la bouche fermée, une matière gluante scelle mes lèvres. Elle sèche et forme, au-dehors, un bourrelet dur. Cependant, je réussis encore mes tentatives de déglutition. Et mes yeux ne se remplissent point encore de lumières. Quand ce radieux spectacle me sera offert, c’est que j’en aurai pour deux heures.

Il fait nuit. La lune a grossi depuis l’autre nuit. Prévot ne revient pas. Je suis allongé sur le dos et je mûris ces évidences. Je retrouve en moi une vieille impression. Je cherche à me la définir. Je suis… Je suis… Je suis embarqué! Je me rendais en Amérique du Sud, je m’étais étendu ainsi sur le pont supérieur. La pointe du mât se promenait de long en large, très lentement, parmi les étoiles. Il manque ici un mât, mais je suis embarqué quand même, vers une destination qui ne dépend plus de mes efforts. Des négriers m’ont jeté, lié, sur un navire.

Je songe à Prévot qui ne revient pas. Je ne l’ai pas entendu se plaindre une seule fois. C’est très bien. Il m’eût été insupportable d’entendre geindre. Prévot est un homme.

Ah! À cinq cents mètres de moi le voilà qui agite sa lampe! Il a perdu ses traces! Je n’ai pas de lampe pour lui répondre, je me lève, je crie, mais il n’entend pas…

Une seconde lampe s’allume à deux cents mètres de la sienne, une troisième lampe. Bon Dieu, c’est une battue et l’on me cherche!

Je crie:

«Ohé!»

Mais on ne m’entend pas.

Les trois lampes poursuivent leurs signaux d’appel.

Je ne suis pas fou, ce soir. Je me sens bien. Je suis en paix. Je regarde avec attention. Il y a trois lampes à cinq cents mètres.

«Ohé!»

Mais on ne m’entend toujours pas.

Alors je suis pris d’une courte panique. La seule que je connaîtrai. Ah! je puis encore courir: «Attendez… Attendez…» Ils vont faire demi-tour! Ils vont s’éloigner, chercher ailleurs, et moi je vais tomber! Je vais tomber sur le seuil de la vie, quand il était des bras pour me recevoir!…

«Ohé! Ohé!

– Ohé!»

Ils m’ont entendu. Je suffoque, je suffoque mais je cours encore. Je cours dans la direction de la voix: «Ohé!» j’aperçois Prévot et je tombe.

«Ah! Quand j’ai aperçu toutes ces lampes!…

– Quelles lampes?»

C’est exact, il est seul.

Cette fois-ci je n’éprouve aucun désespoir, mais une sourde colère.

«Et votre lac?

– Il s’éloignait quand j’avançais. Et j’ai marché vers lui pendant une demi-heure. Après une demi-heure il était trop loin. Je suis revenu. Mais je suis sûr maintenant que c’est un lac…

– Vous êtes fou, absolument fou. Ah! pourquoi avez-vous fait cela?… Pourquoi?»

Qu’a-t-il fait? Pourquoi l’a-t-il fait? Je pleurerais d’indignation, et j’ignore pourquoi je suis indigné. Et Prévot m’explique d’une voix qui s’étrangle:

«J’aurais tant voulu trouver à boire… Vos lèvres sont tellement blanches!»

Ah! Ma colère tombe… Je passe ma main sur mon front, comme si je me réveillais, et je me sens triste. Et je raconte doucement:

«J’ai vu, comme je vous vois, j’ai vu clairement, sans erreur possible, trois lumières… Je vous dis que je les ai vues, Prévot!»

Prévot se tait d’abord:

«Eh oui, avoue-t-il enfin, ça va mal.»

La terre rayonne vite sous cette atmosphère sans vapeur d’eau, il fait déjà très froid. Je me lève et je marche. Mais bientôt je suis pris d’un insupportable tremblement. Mon sang déshydraté circule très mal, et un froid glacial me pénètre, qui n’est pas seulement le froid de la nuit. Mes mâchoires claquent et tout mon corps est agité de soubresauts. Je ne puis plus me servir d’une lampe électrique tant ma main la secoue. Je n’ai jamais été sensible au froid, et cependant je vais mourir de froid, quel étrange effet de la soif!

J’ai laissé tomber mon caoutchouc quelque part, las de le porter dans la chaleur. Et le vent peu à peu empire. Et je découvre que dans le désert il n’est point de refuge… Le désert est lisse comme un marbre. Il ne forme point d’ombre pendant le jour, et la nuit il vous livre tout nu au vent. Pas un arbre, pas une haie, pas une pierre qui m’eût abrité. Le vent me charge comme une cavalerie en terrain découvert. Je tourne en rond pour le fuir. Je me couche et je me relève. Couché ou debout je suis exposé à ce fouet de glace. Je ne puis courir, je n’ai plus de forces, je ne puis fuir les assassins et je tombe à genoux, la tête dans les mains, sous le sabre!

Je m’en rends compte un peu plus tard; je me suis relevé, et je marche droit devant moi, toujours grelottant! Où suis-je? Ah! je viens de partir, j’entends Prévot! Ce sont ses appels qui m’ont réveillé…

Je reviens vers lui, toujours agité par ce tremblement, par ce hoquet de tout le corps. Et je me dis: «Ce n’est pas le froid. C’est autre chose. C’est la fin.» Je me suis déjà trop déshydraté. J’ai tant marché, avant-hier, et hier quand j’allais seul.

Cela me peine de finir par le froid. Je préférerais mes mirages intérieurs. Cette croix, ces Arabes, ces lampes. Après tout, cela commençait à m’intéresser. Je n’aime pas être flagellé comme un esclave…

Me voici encore à genoux.